Assurance dommages ouvrage – Aléa. Conception objective de la notion (oui). Recours de l’assureur subrogé contre les condamnés in solidum. (Cass. 3e civ., 16 mars 2011) — Karila

Assurance dommages ouvrage – Aléa. Conception objective de la notion (oui). Recours de l’assureur subrogé contre les condamnés in solidum. (Cass. 3e civ., 16 mars 2011)

Une Cour d’appel qui relève qu’aucun desprofessionnels intervenus lors de la construction n’avait, avant l’apparition de nouveaux dommages, postérieurement à la réception, découvert l’origine et mesuré les conséquences de fissures affectant un dallage et n’avait appréhendé le risque, dans sa nature et dans son ampleur, en déduit souverainement, sans dénaturation, que le jour de la souscription du contrat d’assurance, l’aléa subsistait quant au risque en cause.

Viole les articles L.121-12 du Code des assurances et 1203 du Code civil, la Cour qui dit que sur justification de l’indemnisation par l’assureur dommages ouvrage, celui-ci pourra exercer son recours subrogatoire à l’encontre des constructeurs et de leurs assureurs de responsabilité et obtenir le remboursement des sommes acquittées à proportion de leur responsabilité ou de celle de leur assuré, alors que chacun des responsables d’un même dommage doit être condamné à le réparer en totalité sans qu’il y ait lieu de tenir compte du partage de responsabilité auquel il est procédé uniquement entre les constructeurs, l’assureur subrogé dans les droits et actions du bénéficiaire des indemnités pouvant obtenir la condamnation in solidum des constructeurs et de leurs assureurs.

Cour de cassation 3e civ., 16 mars 2011 Pourvoi n°10-30189

Non publié au Bulletin

MMA et ACE c/ Chambre de commerce et d’industrie (CCI) de Valenciennes et autresLa Cour,

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Douai, 28 octobre 2009), rendu sur renvoi après cassation (3e chambre civile, 18 janvier 2006, pourvois nos 03-20999 et 04-10250, Bull. civ. III, no 19), que la Chambre de commerce et d’industrie de Valenciennes (la CCI), a fait construire un groupe d’immeubles sur un terrain lui appartenant ; qu’elle a souscrit une police d’assurance dommages-ouvrage et une police responsabilité contractuelle constructeur non réalisateur auprès de la société Cigna, aux droits de laquelle vient la société Ace ; que sont intervenus notamment à l’opération de construction M. X…, architecte, assuré auprès de la Mutuelle des architectes français (MAF), la société Hainaut constructions, titulaire du lot gros-oeuvre, assurée pour la responsabilité décennale auprès de la société Winterthur, aux droits de laquelle vient la société Mutuelle du Mans assurances (MMA), la société Alpha Desquiens ingénierie (ADI), à laquelle la société Hainaut constructions avait sous-traité l’étude de béton armé, la société Silidur, assurée auprès de la société Fortis, sous-traitante de la société Hainaut constructions pour l’exécution des travaux de dallage du sol, la société Bureau Véritas, investie d’une mission de contrôle, et la société Soreg, chargée de l’étude de sol ; que l’ouvrage a fait l’objet le 28 octobre 1991 d’une réception sans réserves ; que la CCI a vendu l’immeuble le 16 décembre 1991à la société Bati Lease (Batinorest), qui a signé le 10 janvier 1992 un contrat de crédit-bail avec la société Santé assistance promotion (SAP) ; que suite à l’affaissement et à la fissuration du dallage, les sociétés Batinorest et SAP ont assigné les constructeurs et leurs assureurs, sur le fondement des articles 1792 et 1382 du Code civil, pour obtenir la réparation de leurs préjudices ;

Sur le moyen unique du pourvoi principal de la société MMA et le premier moyen du pourvoi incident de la société Ace, réunis : [Sans intérêt.]

Sur le premier moyen du pourvoi incident de la société Hainaut constructions : [Sans intérêt.]

Sur le deuxième moyen du pourvoi incident de la société Hainaut constructions : [Sans intérêt.]

Sur le troisième moyen du pourvoi incident de la société Hainaut constructions : [Sans intérêt.]

Sur le troisième moyen du pourvoi incident de la société Ace :

Attendu que la société Ace fait grief à l’arrêt, rejetant la demande d’annulation de la police d’assurance, de condamner l’assureur à payer certaines sommes à la société SAP, alors, selon le moyen :

1o/ que le contrat d’assurance est nul lorsque le risque assuré est déjà réalisé au jour de la conclusion du contrat ; qu’il suffit qu’une partie du sinistre soit connue pour entraîner la nullité du contrat, puisqu’il est alors certain qu’il sera fait appel à la garantie de l’assureur, peu important que le sinistre ne soit pas encore appréhendé dans toute sa nature et toute son ampleur ; qu’en l’espèce, la cour d’appel a relevé que dès le 28 octobre 1991, les professionnels conseillant le maître de l’ouvrage avaient fait état de la nécessité de travaux de reprise des désordres et avaient préconisé le 4 novembre 1991 une réflexion sur ce problème en concertation avec tous les intervenants ; que le sinistre était donc connu avant la date de conclusion de la police d’assurance dommages ouvrage, le 22 novembre 1991, de sorte qu’il était d’ores et déjà certain qu’il serait fait appel à la garantie de l’assureur, peu important que le risque ne soit pas parfaitement appréhendé dans sa nature et dans toute son ampleur ; qu’en refusant pourtant d’annuler le contrat d’assurance pour défaut d’aléa, la cour d’appel n’a pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations au regard des articles 1964 du Code civil et L. 121-15 du Code des assurances ;

2o/ que le courrier de la société Bureau Véritas du 21 octobre 1991 faisait état de l’apparition de nouvelles fissures et indiquait : « en ce qui concerne la réparation de ce désordre, il semble que le traitement des premières fissures donne de bons résultats et qu’il pourrait à nouveau être employé. Nous nous tenons évidemment à la disposition de l’architecte et de l’entreprise pour étudier toute autre solution » ; qu’il s’en évinçait clairement et précisément que des réparations futures étaient nécessaires, cette analyse étant partagée par tous les acteurs à l’opération de construction ; qu’en jugeant que ce courrier « estimait en l’état suffisantes les quelques réparations effectuées », la cour d’appel a méconnu l’obligation faite au juge de ne pas dénaturer les éléments de la cause ;

Mais attendu qu’ayant relevé qu’aucun des professionnels intervenus lors de la construction n’avait, avant l’apparition de nouveaux dommages au mois de décembre 1991, découvert l’origine et mesuré les conséquences des fissures affectant le dallage et n’avait appréhendé le risque, dans sa nature et dans son ampleur, la cour d’appel en a souverainement déduit, sans dénaturation, qu’au jour de la souscription du contrat d’assurance, le 22 novembre 1991, l’aléa subsistait quant au risque en cause ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

Mais sur le quatrième moyen du pourvoi incident de la société Ace :

Vu l’article L. 121-12 du Code des assurances, ensemble l’article 1203 du Code civil ;

Attendu, selon le premier de ces textes, que l’assureur qui a payé l’indemnité d’assurance est subrogé, jusqu’à concurrence de cette indemnité, dans les droits et actions de l’assuré contre les tiers qui, par leur fait, ont causé le dommage ayant donné lieu à la responsabilité de l’assureur ;

Attendu que l’arrêt dit que, sur justification de l’indemnisation des sociétés SAP et Batinorest, la société Ace pourra exercer son recours subrogatoire à l’encontre de M. X… et des sociétés Hainaut constructions, ADI, Bureau Véritas, MAF et MMA, et obtenir le remboursement des sommes acquittées à proportion de leur responsabilité ou de celle de leur assuré ;

Qu’en statuant ainsi, alors que chacun des responsables d’un même dommage doit être condamné à le réparer en totalité, sans qu’il y ait lieu de tenir compte du partage de responsabilité auquel il est procédé entre eux et que la société Ace, subrogée dans les droits et actions des sociétés Batinorest et SAP, pouvait obtenir la condamnation in solidum des constructeurs, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;  

Par ces motifs :

Casse et annule, mais seulement en ce qu’il a…

Note

1. L’arrêt rapporté qui prononce une cassation partielle d’un arrêt de la Cour de Douai, après une précédente cassation, révèle l’existence de multiples pourvois et moyens soutenus par les parties au procès dont la plupart ne présente guère d’intérêt.

Seules deux questions méritent qu’on s’y attarde savoir :

– la question de l’appréciation de l’aléa au sens des articles 1964 du Code civil et L. 121-15 du Code des assurances ;

– l’étendue du recours de l’assureur dommages ouvrage subrogé dans les droits et actions du bénéficiaire des indemnités à l’égard des constructeurs et de leurs assureurs, coobligés in solidum.

I. SUR L’APPRÉCIATION DE L’ALÉA

2. La lecture de l’arrêt rapporté – comme celui de l’arrêt de la Cour de Douai – permet de retenir au niveau factuel ce qui suit :

– courant 1991, la Chambre de commerce et d’industrie de Valenciennes (CCI) fait édifier un ensemble immobilier à vocation industrielle dont la réception est prononcée sans réserves le 28 octobre 1991, alors que des désordres objet du litige, s’étaient déjà manifestés dès juillet 1991, des réparations étant effectués en août 1991, que d’autres manifestations desdits désordres s’étaient produites les 23 et 30 septembre 1991, conduisant le maître d’œuvre à réclamer la mise en œuvre de certaines mesures palliatives (sciage d’un joint d’une longrine pour orienter une fissure) d’une part, tandis que le jour même de la réception, le maître d’œuvre, constatant l’affaissement de la dalle portée, sollicitait une intervention d’urgence de désolidarisation de la dalle, indiquant au compte rendu de chantier « il conviendra de voir comment réceptionner cet ouvrage » ;

– le maître d’œuvre préconisait le 4 novembre 1991, donc après réception, une réflexion sur « ce problème en concertation avec tous les intervenants » ;

– le 22 novembre 1991, la CCI souscrivait un contrat dommages ouvrage et une police constructeur non réalisateur (CNR) ;

– apparition en décembre 1991 de nouvelles manifestations de désordres, conduisant à la désignation d’un expert judiciaire, lequel émettait l’avis que « la ruine de l’ouvrage était inéluctable et prévisible dès l’origine, eu égard à l’incompatibilité de la forme de dallage choisie avec la nature du sol… ».

3. La chronologie factuelle ci-avant évoquée conduisait naturellement les constructeurs et leurs assureurs de responsabilité à prétendre au caractère apparent des désordres le jour de la réception et par conséquent à l’effet de purge de celle-ci, tandis que l’assureur dommages ouvrage invoquait la nullité du contrat d’assurance pour défaut d’aléa.

4. La Cour de Douai jugeait néanmoins que les professionnels, en particulier l’architecte et le contrôleur technique, ignoraient au moment de la réception les causes exactes des désordres et ne mesuraient pas la gravité du problème, de sorte que le maître d’ouvrage, néophyte en matière de construction était dans l’incapacité d’appréhender le désordre dans son ampleur et toutes ses conséquences, qui n’ont été révélées que postérieurement à la réception ; relevant que ce n’est qu’à la suite d’apparitions de nouvelles fissures en décembre 1991 que des investigations supplémentaires étaient menées, révélant l’origine du sinistre, la Cour de Douai en déduisait qu’au jour de la souscription de la police dommages ouvrage (22 novembre 1991), le risque n’était appréhendé dans sa nature et son ampleur par aucun des professionnels intervenant sur le chantier, a fortiori par le maître d’ouvrage, en sorte que l’aléa subsistait quant au risque en cause.

5. À l’appui de son moyen de cassation (3e moyen du pourvoi incident) l’assureur dommages ouvrage prétendait que la Cour de Douai :

– en refusant d’annuler le contrat d’assurance pour défaut d’aléa n’avait pas tiré les conséquences légales de ses propres constatations au regard des articles 1964 du Code civil et L. 121-15 du Code des assurances (première branche) ;

– avait méconnu l’obligation faite au juge de ne pas dénaturer les éléments de la cause (deuxième branche).

La première branche du moyen soutenait, pertinemment selon nous, qu’à la date de la souscription de la police dommages ouvrage, soit le 22 novembre 1991, le sinistre était déjà connu, « peu important que le risque ne soit pas parfaitement appréhendé dans sa nature et dans toute son ampleur ».

La seconde branche du moyen trouvait, selon l’assureur, sa justification dans une correspondance du contrôleur technique en date du 21 octobre 1991 (c’est-à-dire quelques jours avant la réception) dont, il se serait évincé clairement et précisément que des réparations futures étaient nécessaires à la date précitée du 21 octobre 1991.

6. La Cour de cassation rejette le moyen en ses deux branches au motif que : « ayant relevé qu’aucun des professionnels intervenus lors de la construction n’avait, avant l’apparition de nouveaux dommages au mois de décembre 1991, découvert l’origine et mesuré les conséquences des fissures affectant le dallage et n’avait appréhendé le risque, dans sa nature et dans son ampleur, la cour d’appel en a souverainement déduit, sans dénaturation, qu’au jour de la souscription du contrat d’assurance, le 22 novembre 1991, l’aléa subsistait quant au risque en cause ».

7. La solution est décevante au regard de la chronologie factuelle ci-avant retracée (supra 2) permettant de penser que le maître d’ouvrage avait connaissance, lors de la souscription du contrat d’assurance, de la réalisation du risque qu’il demandait à l’assureur de couvrir.

On peut estimer que la solution s’inscrit cependant dans la « politique » de la Haute Juridiction qui a posé la règle, depuis plus d’une décennie, selon laquelle l’appréciation de l’existence de l’aléa relève, en principe, du pouvoir souverain des juges du fond, appréciation nécessairement faite au jour de l’accord des volontés (Cass. 1re civ., 15 octobre 1991, no 89-16971, RGAT 1991, p. 874, note J. Bigot ; Cass. 2e civ., 21 octobre 2006, no 05-19072, RGDA 2007, p. 53, note J. Kullmann), c’est-à-dire soit au moment de la souscription du contrat d’assurance soit au moment de la signature d’un avenant audit contrat d’assurance.

8. On observera néanmoins qu’en la circonstance, la Haute Juridiction valide l’arrêt de la Cour de Douai, non par suite d’un contrôle « léger » de motivation (cohérence entre les constatations factuelles et les motifs décisifs) qui aurait conduit à estimer que la Cour d’appel avait « pu retenir que… », mais par suite d’une sorte de « certification » de l’appréciation souveraine du juge du fond qui aurait jugé « sans dénaturation » que l’aléa subsistait au jour de la souscription du contrat d’assurance.

9. On relèvera également que la solution consacre une nouvelle fois, mais on peut le regretter, la conception objective de la notion d’aléa, en particulier au regard d’un risque composite (voir sur la question, Traité du droit des assurances, tome 3, sous la direction de Jean Bigot, LGDJ, octobre 2002 ; chap. I, Notions générales, par J. Bigot), sans considération pour autant de l’antériorité de la cause génératrice du sinistre et de ses manifestations antérieures à la souscription du contrat d’assurance (comparer avec Cass. 3e civ., 25 février 2009, no 08-10280, RGDA 2009, p. 463, note J.-P. Karila), au motif, qu’à l’époque considérée aucun des professionnels n’avait découvert l’origine ni mesuré les conséquences du dommage et ainsi appréhendé le risque.

10. Enfin on soulignera que la Cour de Douai, validée également sur ce point par la Cour de cassation, a adopté un raisonnement s’inspirant très nettement de celui des juges du fond mais aussi de la Cour de cassation elle-même depuis plusieurs décennies, pour contourner l’effet exonératoire/de purge de la réception pour les désordres et ou/non-conformités apparents le jour de la réception et qui n’auraient pas fait l’objet de réserves expresses lors du prononcé de celle-ci.

On rappellera à cet égard que la jurisprudence distingue alors entre l’apparence du désordre au jour de la réception et le caractère caché de son ampleur et/ou de ses conséquences qui se révèleraient postérieurement à la réception.

S’agissant du contrat d’assurance, la Cour de Douai a énoncé « qu’au jour de la souscription de la police dommages ouvrage, le risque n’était appréhendé dans sa nature et son ampleur par aucun des professionnels intervenant sur le chantier, a fortiori par le maître d’ouvrage, néophyte en matière de construction, en sorte que l’aléa subsistait quant au risque en cause ».

II. ÉTENDUE DU RECOURS DE L’ASSUREUR DOMMAGES OUVRAGE SUBROGÉ À L’ENCONTRE DES CONSTRUCTEURS ET DE LEURS ASSUREURS, COOBLIGÉS IN SOLIDUM

11. L’assureur dommages ouvrage qui a payé l’indemnité d’assurance est légalement, en application de l’article L. 121-12 du Code des assurances, subrogé à concurrence de ladite indemnité dans les droits et actions du bénéficiaire des indemnités à l’encontre de l’auteur du dommage.

En la circonstance, la Cour de Douai avait dit, au visa du texte précité, que l’assureur « pourra, sur justification des sommes versées… exercer son recours subrogatoire à l’encontre des locateurs d’ouvrage reconnus responsables et de leurs assureurs et réclamer aux intéressés, chacun à proportion de sa responsabilité (ou de celle de son assuré), le remboursement des sommes acquittées en exécution du présent arrêt ».

Ce faisant, si la Cour de Douai a admis indirectement, et à juste titre une subrogation in futurum, elle a en revanche manifestement violé, par refus d’application l’article 1203 du Code civil relatif au recours du créancier d’une obligation solidaire, mais que la jurisprudence applique en matière d’obligation résultant d’une condamnation in solidum.

On rappellera qu’en vertu de ce texte : « le créancier d’une obligation contractée solidairement peut s’adresser à celui des débiteurs qu’il veut choisir, sans que celui-ci puisse lui opposer le bénéfice de division ».

La Cour de Douai ne pouvait donc dire et juger que le recours de l’assureur dommages ouvrage se ferait à proportion de la responsabilité de chacun des condamnés in solidum.

La cassation était inévitable et ne peut qu’être approuvée.

J.-P. Karila – RGDA n° 2011-03, P. 755


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