La simple concordance des conclusions entre les parties ne constitue pas l’accord exprès de celles-ci pouvant lier le juge conformément à l’article,12 du Code de procédure civile pour des faits et droits auxquels elles auraient entendu limiter le débat (Cass. 2e civ., 2 juillet 2009) — Karila

La simple concordance des conclusions entre les parties ne constitue pas l’accord exprès de celles-ci pouvant lier le juge conformément à l’article,12 du Code de procédure civile pour des faits et droits auxquels elles auraient entendu limiter le débat (Cass. 2e civ., 2 juillet 2009)

Ancien ID : 766

Procédure

Objet du litige

Qualification liée. Annulation d’un rapport d’expertise : conséquences.

La simple concordance des conclusions entre les parties ne constitue pas l’accord exprès de celles-ci pouvant lier le juge conformément à l’article 12 du Code de procédure civile pour des faits et droits auxquels elles auraient entendu limiter le débat.

La Cour d’appel qui, après avoir constaté que l’expert avait méconnu le principe de la contradiction en utilisant une information recueillie dans des conditions non portées à la connaissance des parties, les privant de la possibilité d’en débattre et d’apprécier l’effet que pouvait avoir cet élément sur leur implication dans le litige, a, exerçant sa propre appréciation de la répartition des responsabilités, pu fixer souverainement la part de responsabilité des différents intervenants.

Cour de cassation (2e Ch. civ) 2 juillet 2009 Pourvoi no 08-11599

Société Groupama et autres c/ Société Elotec et autres

La Cour,

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Rennes, 29 novembre 2007), que la société Les Serres du Fréty, exploitante de serres agricoles, a fait installer par la société Claie un système informatisé d’enrichissement de l’atmosphère de ses serres comprenant deux ballons de stockage d’eau chaude ; que la société Elotec a fourni une unité centrale informatique ainsi qu’un logiciel de gestion climatique ; que, se plaignant de déficiences de cette installation, la société Les Serres du Fréty, après désignation d’un expert en référé, a assigné devant un tribunal les sociétés Claie et Elotec en réparation de son préjudice ; que sont intervenus à la procédure la société Axa, devenue Axa France IARD (la société Axa France), assureur de la société Elotec, la société Groupama Loire Bretagne – caisse régionale d’assurances mutuelles agricoles des Pays de la Loire (la société Groupama), assureur de la société Claie, la société Allain des X… et M. Jean-Pierre Y…, intermédiaires de la société Groupama, et M. Vincent Z…, administrateur judiciaire de la société Claie entre-temps placée en redressement judiciaire ; que le tribunal, après avoir partiellement annulé le rapport de l’expert, a condamné la société Groupama, assureur de la société Claie, à payer à la société Les Serres du Fréty une certaine somme ; que la société Groupama a interjeté appel de cette décision ;

Sur le premier moyen du pourvoi principal :

Attendu que la société Groupama fait grief à l’arrêt de la condamner, in solidum avec la société Elotec et la société Axa France, à payer à la société Les Serres du Fréty une certaine somme, outre intérêts au taux légal, et de juger que dans leurs rapports respectifs les parties condamnées se garantiront mutuellement à raison de 75 % à la charge de la société Groupama et de 25 % à la charge in solidum de la société Elotec et de la société Axa France, alors, selon le moyen :

1) que la méconnaissance du principe de la contradiction par l’expert judiciaire n’empêche pas le juge de prendre en compte le fait sur lequel l’expert s’est appuyé pour donner son avis et qui a ensuite été soumis à la libre discussion des parties devant la juridiction ; qu’en jugeant que le non-respect de la contradiction par l’expert à propos de la constatation selon laquelle la société Elotec avait déjà participé à l’installation d’un système comprenant deux ballons interdisait jusqu’à la prise en compte de ce fait pourtant librement discuté devant le tribunal puis la cour d’appel, cette dernière a violé par fausse application l’article 16 du Code de procédure civile ;

2) que l’annulation d’une partie du rapport d’expertise dans laquelle l’expert judiciaire donne une opinion juridique sur le partage de responsabilité ne fait pas obstacle à ce que les juges du fond aient la même appréciation juridique ; qu’en excluant un partage de responsabilité pour moitié entre les sociétés Claie et Elotec en raison de l’annulation de la partie du rapport d’expertise qui concluait à un tel partage, tandis que la cour d’appel, qui n’était pas tenue par l’opinion juridique exprimée par l’expert, pouvait conclure à un partage de responsabilité identique, la cour d’appel a violé par fausse application l’article 16 du Code de procédure civile, ensemble l’article 238 du même code ;

Mais attendu qu’ayant partiellement annulé le rapport de l’expert, après avoir constaté que celui-ci avait méconnu le principe de la contradiction en révélant et en utilisant une information recueillie dans des conditions non portées à la connaissance des parties, les privant de la possibilité d’en débattre et d’apprécier l’effet que pouvait avoir cet élément sur leur implication dans le litige, la cour d’appel, exerçant sa propre appréciation de la répartition des responsabilités entre les différents intervenants, a pu fixer comme elle l’a fait, sans encourir les griefs du moyen, la part de responsabilité de la société Elotec dans la survenance du dommage, après avoir considéré que celle-ci, en qualité de professionnelle des ordinateurs destinés aux serres horticoles, avait méconnu ses obligations envers la société Claie, et après avoir retenu qu’il lui appartenait d’attirer l’attention de la société Les Serres du Fréty sur les anomalies constatées et les risques de mauvais fonctionnement générés par les défectuosités ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

Sur le moyen unique du pourvoi incident, pris en sa troisième branche :

Attendu que la société Axa France fait grief à l’arrêt de la condamner, in solidum avec les sociétés Groupama et Elotec, à payer différentes sommes à la société Les Serres du Fréty, et de la condamner à garantir la société Elotec, son assurée, de la condamnation au paiement de la somme principale de 326 655,10 euros, alors, selon le moyen, que l’objet du litige est déterminé par les prétentions respectives de parties ; qu’en l’espèce, la société Axa France a soutenu que le dommage survenu était exclu de la garantie puisque, ne constituant pas un dommage « matériel » au sens du contrat, il ne constituait pas davantage un dommage immatériel consécutif ; que la société Elotec n’a pas prétendu qu’il s’agirait d’un dommage « matériel », retenant au contraire dans ses conclusions qu’elle « ne peut, dans le cadre des produits informatiques et des logiciels qu’elle conçoit et qu’elle vend, provoquer d’atteinte à la structure ou à la substance d’une chose » ; qu’il y avait dès lors accord sur ce point entre les parties, la société Elotec reprochant précisément à la société Axa France d’avoir manqué à son obligation de conseil en se fondant sur l’absence de risque d’un tel dommage dans son activité ; qu’en remettant dès lors en cause cette question non débattue, pour décider que le risque survenu était un risque matériel, ce qu’aucune des parties n’admettait, et que les termes du contrat obligeaient la société Axa France à le garantir comme tel, la cour d’appel, qui a dénaturé les termes du litige, a violé l’article 4 du Code de procédure civile ;

Mais attendu qu’une simple concordance des conclusions entre les parties ne constituant pas l’accord exprès qui pourrait, selon l’article 12 du Code de procédure civile, lier le juge par des points de droit auxquels elles auraient entendu limiter le débat, la cour d’appel, sans méconnaître l’objet du litige, a exactement décidé que la société Axa France était tenue à garantie envers son assurée, après avoir, par une interprétation souveraine, retenu que le risque survenu était un risque matériel au sens du contrat ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

Par ces motifs :

Rejette les pourvois…

Note

1. L’affirmation selon laquelle le procès est la « chose » des parties et non du juge a pour fondement juridique :

– les dispositions de l’article 4 du Code de procédure civile dont le premier alinéa énonce que « l’objet du litige est déterminé par les prétentions respectives des parties » ;

– le principe posé par l’article 5 du même Code selon lequel le juge ne peut statuer ultra ni infra petita puisqu’il « … doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement sur ce qui est demandé ».

2. Si le procès est bien la « chose » des parties, il reste néanmoins qu’au-delà de leurs strictes prétentions, (dans le cadre de l’objet du litige qu’elles ont librement déterminé) celles-ci peuvent se méprendre sur la qualification juridique des actes ou des faits dont elles font état.

Il appartient alors, et c’est son office, au juge, comme l’énonce le deuxième alinéa de l’article 12, venant immédiatement après le premier alinéa qui dispose que le juge « tranche le débat conformément aux règles de droit qui lui sont applicables » de « donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposé ».

3. La restriction apportée par les deux premiers alinéas de l’article 12 du Code de procédure civile (en particulier le premier) au principe selon lequel les parties déterminent librement l’objet du litige est néanmoins atténuée par une exception qu’énonce le troisième alinéa dudit article 12 qui dispose : « Toutefois, il ne peut changer la dénomination ou le fondement juridique lorsque les parties, en vertu d’un accord exprès et pour les droits dont elles ont la libre disposition, l’ont lié par les qualifications et points de droit auxquels elles entendent limiter le débat ».

Ce texte relatif à ce qu’il est convenu de dénommer la « qualification liée » du juge est rarement mis en uvre.

4. L’arrêt rapporté illustre les conditions qui lient le juge et lui imposent de s’en tenir à la qualification adoptée par les parties, savoir :

– un accord exprès des parties sur la qualification des points de droit que le juge aura à trancher ;

– un accord ne concernant que les droits dont les parties « ont la libre disposition », condition qui renvoie soit à la capacité d’agir de l’une ou l’autre des parties soit à la nature du droit lui-même.

5. Il n’est pas impossible cependant que la qualification que les parties voudraient imposer au juge soit impossible, auquel cas, selon la doctrine, la demande serait irrecevable en application de l’article 30 du Code de procédure civile relatif au droit d’action d’une part et/ou à raison de la nullité de la convention des parties, faute d’objet en application des articles 1126 et suivants du Code civil (voir Droit et pratique de la procédure civile, Dalloz Action, 5e édition, 2006, sous la direction de S. Guinchard, « Article 221 : La nature du procès et le dispositif », par G. Bolard).

6. L’arrêt rapporté a trait à la question de savoir si la concordance des conclusions entre les parties peut ou non constituer l’accord exprès ci-avant évoqué (supra no 4) subordonnant l’existence d’une qualification liée.

7. Le demandeur au pourvoi prétendait à la violation de l’article 4 du Code de procédure civile tandis que le rejet du pourvoi est opéré au visa de l’article 12 dudit Code…

Pour prétendre à la dénaturation des termes du litige et par voie de conséquence à la violation de l’article 4 du Code de procédure civile, l’assureur de responsabilité soutenait qu’il avait conclu à son absence de garantie au motif que le dommage n’était pas un dommage « matériel » au sens du contrat, ni davantage un dommage « immatériel consécutif » tandis que son assurée n’avait pas, quant à elle, prétendu qu’il se serait agi d’un dommage matériel, qu’il y avait donc sur ce point un accord des parties de sorte que la Cour d’appel en remettant en cause cette question, non débattue, pour décider que le risque survenu était un risque matériel « ce qu’aucune des parties n’admettait » avait violé l’article 4 du Code de procédure civile.

La Haute Juridiction rejette le pourvoi en énonçant qu’une simple concordance des conclusions entre les parties ne constitue par l’accord exprès qui pourrait, selon l’article 12 du Code de procédure civile, lier le juge par des points de droit auquel elles auraient entendu limiter le débat.

L’arrêt rapporté rendu par la Deuxième chambre civile est conforme à la solution déjà adoptée par la Troisième chambre civile dès 1979 (Cass. 3e civ., 10 octobre 1979, no 77-15737, Bull. civ. III, no 175), puis par la Première chambre civile en 1992 (Cass. 1re civ., 27 octobre 1992, no 91-10054, Bull. civ. I, no 261), de sorte qu’il y a unité sur la question de la jurisprudence des trois chambres civiles.

8. L’arrêt rapporté présente aussi l’intérêt, pour les praticiens essentiellement, d’illustrer un cas – oh combien rare en dépit des faits – d’annulation, au demeurant partielle, d’un rapport d’expertise et les conséquences y attachées.

La Haute Juridiction rejette ici, à juste titre, le moyen au soutien du pourvoi principal selon lequel la méconnaissance du principe de la contradiction par l’expert judiciaire n’empêchait pas le juge de prendre en compte le fait sur lequel l’expert s’était appuyé pour donner un avis ensuite soumis à la libre discussion des parties, reprochant de facto audit juge du fond d’avoir adopté une répartition des responsabilités différente de celle suggérée par l’expert.

Le rejet est fondé sur l’affirmation que la violation du principe de la contradiction avait privé les parties de la possibilité de débattre devant l’expert de l’information que celui-ci avait recueillie en dehors de la connaissance des parties et de son implication dans le litige, la Cour d’appel ayant au surplus exercé sa propre appréciation de la répartition des responsabilités.

On ne peut qu’approuver la validation ainsi opérée de l’arrêt d’appel critiqué, tout en observant que c’est à l’occasion de l’annulation partielle d’un rapport d’expertise que le juge du fond a appliqué le principe posé par l’article 246 du Code de procédure civile selon lequel le juge n’est pas lié par les constatations ou les conclusions du technicien qu’il a désigné…

Jean-Pierre Karila – RGDA 2009-04, p. 1318

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