Responsabilité objective pour troubles anormaux de voisinage (Civ. 3, 22 juin 2005) — Karila

Responsabilité objective pour troubles anormaux de voisinage (Civ. 3, 22 juin 2005)

Revue générale du droit des assurances, 01 octobre 2005 n° 2005-4, P. 968

Assurances construction – Assurance de responsabilité civile

1) Troubles anormaux de voisinage. Constructeurs. Qualité de voisins. Oui. 2) Recours subrogatoire du maître de l’ouvrage contre les constructeurs. Oui.

Les constructeurs à l’origine du trouble anormal de voisinage peuvent être poursuivis directement par le voisin sur le fondement de la prohibition d’un tel trouble dès lors que pendant le chantier ils sont ses voisins occasionnels.

Le maître d’ouvrage, subrogé dans les droits du voisin victime du trouble, peut, dans certaines circonstances, obtenir la garantie totale des constructeurs auteurs du trouble.

Cour de cassation (3e Ch. civ) 22 juin 2005 Pourvoi no 03-20068

Société Hôtel George V et a. c/ Société Duminvest

La Cour,

Joint les pourvois no A 03-20.068 et no D 03-20.991 ;

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 25 septembre 2003) que la société Hôtel George V a fait procéder à la rénovation totale de l’hôtel qu’elle exploite avec le concours, notamment, de la société Duminvest, chargée de la « gestion du projet » et de la société Bouygues Bâtiment, entrepreneur ; que les travaux ont occasionné des nuisances aux immeubles voisins, exploités par la société Queen Elisabeth Hôtel, et par la société Marquis Hôtels Limited Partnership (Hôtel Prince de Galles), qui ont sollicité la réparation de leur préjudice ;

Sur le premier moyen du pourvoi principal no A 03-20.068 :

Attendu que la société Duminvest fait grief à l’arrêt de la condamner à payer des sommes aux sociétés Queen Elisabeth Hôtel et Marquis Hôtels, alors, selon le moyen, que la responsabilité sans faute qui dérive du principe selon lequel nul ne peut infliger à ses voisins de trouble anormal de voisinage ne peut être engagée que contre des personnes liées au demandeur par une relation stable de voisinage ; que tel n’est pas le cas des constructeurs, chargés par le propriétaire d’une mission temporaire de rénovation de son immeuble ; qu’en jugeant néanmoins que le voisin avait la possibilité d’agir tant contre le propriétaire de l’immeuble que contre le constructeur auteur du dommage sans être tenu de caractériser la faute de celui-ci, la cour d’appel a violé le principe susvisé, ensemble les articles 544 et 1382 du Code civil ;

Mais attendu que la cour d’appel a retenu à bon droit que le propriétaire de l’immeuble auteur des nuisances, et les constructeurs à l’origine de celles-ci sont responsables de plein droit vis-à-vis des voisins victimes, sur le fondement de la prohibition du trouble anormal de voisinage, ces constructeurs étant, pendant le chantier, les voisins occasionnels des propriétaires lésés ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

Sur le premier moyen du pourvoi principal no D 03-20.991 et sur le moyen unique des pourvois incidents, réunis, ci-après annexé : (Sans intérêt)

Sur le second moyen du pourvoi principal no A 03-20.068 et le second moyen du pourvoi principal no D 03-20.991, réunis :

Attendu que la société Duminvest et la société Bouygues font grief à l’arrêt de les condamner à garantir la société Hôtel George V du paiement des sommes mises à la charge de cette dernière au profit des propriétaires voisins, alors, selon le moyen :

1) que l’affirmation d’une responsabilité des constructeurs à l’égard des voisins victimes de troubles de voisinage ne libère pas le maître de l’ouvrage, seul instigateur du chantier et des risques de gêne qu’il engendre, de l’obligation de supporter la charge définitive de l’indemnisation des victimes, sauf pour ce dernier à rapporter la preuve de manquements contractuels des constructeurs de nature à le libérer soit partiellement soit totalement ; qu’en accueillant le recours du maître de l’ouvrage contre les constructeurs « sans qu’il soit nécessaire de caractériser de faute à leur encontre », la cour d’appel a violé l’article 1147 du Code civil ;

2) qu’en statuant comme elle l’a fait sans davantage caractériser un engagement spécial que les constructeurs auraient expressément souscrit à l’égard du maître de l’ouvrage de le tenir indemne de toute condamnation pour les troubles de voisinage que le chantier pourrait occasionner, la cour d’appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 1134 et 1792 et suivants du Code civil ;

3) que le codébiteur d’une obligation in solidum ne peut répéter contre les autres que la part et portion de chacun d’eux ; qu’il s’ensuit que le juge saisi de recours récursoires entre coobligés in solidum est tenu de déterminer la part contributive de chacun d’eux, en fonction de la gravité des fautes et de leur rôle causal dans la production du dommage ou, à tout le moins, par parts viriles ; qu’en jugeant que l’Hôtel George V était fondé à exercer un recours subrogatoire intégral contre ses coobligés in solidum au motif inopérant qu’il était subrogé dans le bénéfice d’une responsabilité objective, la cour d’appel a violé l’article 1214 du Code civil ;

4) qu’en affirmant qu’il n’était pas soutenu que le maître de l’ouvrage ait été pleinement informé des risques de troubles de voisinage, cependant que les conclusions de la société Duminvest ainsi que celles des deux hôtels victimes des troubles le soutenaient on ne peut plus clairement, la cour d’appel a dénaturé leurs écritures, en violation de l’article 1134 du Code civil ;

5) que le rapport d’expertise avait relevé que, de par sa constitution même, les bâtiments de l’Hôtel George V avaient vocation à se comporter comme une véritable caisse de résonance propageant et amplifiant les bruits jusqu’aux murs et planchers mitoyens, que « cette situation était parfaitement connue par chacun des participants à la rénovation de l’hôtel bien avant l’entreprise du chantier puisque plusieurs campagnes avaient été entreprises à l’avance » ; que les experts concluaient leur rapport en observant que, « pour éviter au maximum la gêne apportée aux voisins pendant 18 mois, il eut fallu que le maître de l’ouvrage accepte de prendre en charge d’importants surcoûts de construction (désolidarisation de la structure et des mitoyens) », que « ces surcoûts n’ayant pas été admis par le maître de l’ouvrage, il revenait à la maîtrise d’oeuvre et à l’entreprise d’essayer de minimiser les nuisances », avec une marge de manoeuvre réduite, est-il précisé ; qu’en affirmant qu’il ne résultait pas du rapport d’expertise que le maître de l’ouvrage ait été pleinement informé des risques de troubles au voisinage et qu’il ait néanmoins prescrit la poursuite du chantier, la cour d’appel a dénaturé les termes clairs et précis de ce rapport, en violation de l’article 1134 du Code civil ;

6) que le subrogé ne peut exercer un recours pour le tout à l’encontre de l’un de ses codébiteurs qu’à la condition de démontrer qu’il était tenu pour celui-ci et non pas seulement avec celui-ci ; que, par ailleurs, l’entreprise n’est pas responsable de plein droit envers le maître de l’ouvrage des troubles excédant les inconvénients normaux de voisinage que les travaux ont causés au propriétaire voisin ; qu’il appartenait en conséquence au maître de l’ouvrage de démontrer que la dette qu’il avait payée incombait exclusivement aux entreprises à raison des fautes par elles commises ; qu’en accueillant entièrement le recours subrogatoire du maître de l’ouvrage contre les entreprises et en rejetant intégralement le recours de celles-ci à l’encontre de celui-là pour la raison qu’une telle action ne pouvait prospérer que s’il avait été démontré que le maître de l’ouvrage, pleinement informé des risques de troubles au voisinage existants et de leurs conséquences, avait entendu expressément décharger les constructeurs de toute responsabilité à cet égard, dispensant par là même le maître de l’ouvrage de justifier qu’il avait indemnisé les propriétaires voisins victimes de troubles anormaux de voisinage parce qu’il était tenu non avec les entreprises mais pour elles à cette indemnisation, la cour d’appel a violé les articles 1251-3 et 1315 du Code civil ;

7) qu’en outre, en considérant qu’il appartenait à l’entreprise de démontrer que le maître de l’ouvrage, pleinement informé des risques de troubles au voisinage et de leurs conséquences, avait entendu expressément décharger les constructeurs de toute responsabilité, retenant ainsi à tort à l’encontre de ces derniers une présomption de responsabilité à l’égard du maître de l’ouvrage à raison des dommages que les travaux auraient causés aux voisins, la cour d’appel a violé les articles 544, 1147, 1382 et suivants ainsi que 1792 et suivants du Code civil ;

Mais attendu qu’ayant relevé que l’Hôtel George V avait exécuté le jugement et payé les dédommagements accordés aux voisins par le Tribunal, et retenu qu’il n’était pas démontré par les contrats, les correspondances échangées et le rapport des experts que le maître de l’ouvrage ait été pleinement informé des risques de troubles au voisinage, ait entendu décharger les entreprises de leurs responsabilités, et ait prescrit dans ces conditions la poursuite du chantier, la cour d’appel en a déduit à bon droit, sans dénaturation, que du fait de la subrogation dont elle était bénéficiaire dans les droits des victimes, la société George V était fondée à obtenir la garantie totale des locateurs d’ouvrage auteurs du trouble, dont la responsabilité vis-à-vis du maître de l’ouvrage n’exigeait pas la caractérisation d’une faute ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

Par ces motifs :

Rejette.


Note

1. L’arrêt rapporté, bien que de rejet, est à l’évidence un arrêt de principe sur certaines des questions posées en matière de troubles anormaux de voisinage.

I. Un voisin peut agir directement contre les constructeurs sur le fondement de la théorie des troubles anormaux de voisinage

Jusqu’à l’arrêt rapporté, la jurisprudence, en particulier la 3e Chambre civile, n’avait jamais admis que le voisin puisse agir directement à l’encontre des constructeurs sur le fondement de cette responsabilité objective ; la jurisprudence exigeait toujours, conformément au droit commun de la responsabilité extracontractuelle, la démonstration de la faute du constructeur alors poursuivi, sauf bien sûr, lorsque cela lui est arrivé, de retenir la responsabilité du constructeur sur le fondement de la présomption de responsabilité établie par l’article 1384, alinéa 1er, du Code civil (Cass. 3e civ., 8 mars 1978, D. 1978, jurisprudence p. 641, note Larroumet) dans une espèce où le constructeur poursuivi avait été qualifié de gardien non pas du chantier mais des engins à la source des bruits excessifs constituant des troubles anormaux de voisinage.

2. C’est l’arrêt rapporté qui, pour la première fois, explicite la solution déjà retenue depuis l’arrêt précité INTRAFOR du 30 juin 1998, en lui donnant une justification théorique.

La validation de l’arrêt de la Cour de Paris est opérée en raison de ce que les constructeurs sont « des voisins occasionnels ».

Il eut été préférable sans doute de dire des voisins « temporaires » ou encore « momentanés » de celui qui a subi le trouble.

Bien évidemment, en cas de pluralité de constructeurs sur le chantier, se posera inévitablement la question de l’imputabilité du trouble alors qu’en ce qui concerne le maître d’ouvrage lui-même, un tel problème d’imputabilité ne se posera pas.

II. Le maître d’ouvrage subrogé après paiement dans les droits et actions du voisin victime du trouble anormal de voisinage, peut recourir pour la totalité des sommes réglées à la victime du trouble anormal de voisinage

La motivation de l’arrêt rapporté laisse néanmoins penser que dans certaines circonstances, le recours subrogatoire du maître de l’ouvrage ne pourrait prospérer en totalité, voire pas du tout, la Cour Suprême, pour admettre la totalité du recours du maître d’ouvrage, relevait qu’il n’était pas démontré que celui-ci ait été pleinement informé des risques de troubles de voisinage et entendu décharger les entreprises de leurs responsabilités et ait prescrit dans ces conditions la poursuite du chantier.

J.-P. Karila


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