Marches privés : six mois de droit de la construction
Sélection des décisions les plus instructives rendues par la Cour de Cassation au second semestre 2019.
Par Laurent Karila
Avocat associé chez Karila, Société d’avocats
Chargé d’enseignement à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne
Comment s’apprécie l’impropriété de l’ouvrage à sa destination ? Comment caractériser l’immixtion fautive du maître d’ouvrage ? A quelle date le caractère apparent des désordres affectant un bien vendu pendant la période de garantie décennale doit-il être examiné ? Jusqu’où un assureur en responsabilité décennale peut-il aller dans la rédaction de sa clause d’exclusion ? La Cour de cassation a répondu à toutes ces questions, et à bien d’autres, durant le second semestre 2019.
LA RÉCEPTION
Réception judiciaire
Les dispositions légales applicables au contrat de construction de maison individuelle, qui n’imposent pas une réception constatée par écrit, n’excluent pas la possibilité d’une réception judiciaire (Cass. 3e civ., 21 novembre 2019, n° 14-12299, publié au Bulletin).
LES GARANTIES LEGALES
Gravité décennale
La Cour énonce que la non-conformité aux normes parasismiques applicables à des travaux de modifications importantes des structures des bâtiments existants constitue un désordre de nature décennale, même en l’absence de dommage avéré (Cass. 3e civ., 19 septembre 2019, n° 18-16986, Bull.). Elle réaffirme ce faisant sa jurisprudence selon laquelle le dommage consistant dans la non-conformité de l’ouvrage aux règles parasismiques, « facteur certain de risque de perte par séisme », compromet sa solidité et le rend impropre à sa destination (Cass. 3e civ., 11 mai 2011, n° 10-11713, Bull.) ; et revient donc sur un arrêt récent (certes non publié au Bulletin) dont la lecture avait laissé penser qu’elle souhaitait s’en éloigner (Cass. 3e civ., 5 juillet 2018, n°s 17-17902, 17-19348, 17-19513).
L’impropriété de l’ouvrage à sa destination s’apprécie par référence à « sa destination découlant de son affectation, telle qu’elle résulte de la nature des lieux ou de la convention des parties », rappelle la Cour. Cette dernière casse donc l’arrêt d’appel qui n’avait pas retenu de gravité décennale à des défauts d’étanchéité affectant un logement présenté comme habitable en sous-sol au motif qu’il s’agissait à l’origine d’une cave « compatible avec l’humidité et les infiltrations présentes dans cet espace » et que sa transformation en pièce habitable avait été faite sans autorisation administrative (Cass. 3e civ., 5 décembre 2019, n° 18-23379).
La Cour rappelle par ailleurs que, en application de l’article 1792 du Code civil, un élément d’équipement (en l’espèce une installation de ventilation), mis en oeuvre lors de la réalisation d’un ouvrage, qu’il en soit dissociable ou non, relève de la garantie décennale lorsque le désordre qui l’affecte rend l’ouvrage impropre à sa destination (Cass. 3e civ., 7 novembre 2019, n° 18-18318).
Exonération de responsabilité
Le maître d’oeuvre, auteur du projet architectural et chargé d’établir les documents du permis de construire, a pour mission de proposer un projet réalisable, qui tienne compte des contraintes du sol. Il est donc tenu solidairement responsable, avec d’autres constructeurs, du soulèvement du sol et de l’apparition de fissures sur le dallage d’un garage dont le remblai avait été réalisé par le maître d’ouvrage lui-même antérieurement à l’intervention du maître d’oeuvre (Cass. 3e civ., 21 novembre 2019, n° 16-23509, Bull.).
L’immixtion fautive du maître d’ouvrage permet d’exonérer le constructeur qui s’en prévaut de sa responsabilité. Mais elle ne peut résulter que de la démonstration de la compétence notoire du maître d’ouvrage qui s’apprécie au regard du domaine dans lequel il est intervenu. Une telle compétence ne fut pas reconnue, en l’espèce, pour le particulier exerçant la profession d’agent immobilier et qui avait acheté lui-même des dalles en basalte pour les faire poser par le carreleur sur les sols de sa villa. L’existence d’un acte positif d’immixtion doit de plus être constatée. Cet acte ne peut se déduire de la seule absence de maître d’oeuvre, qui, loin d’exonérer l’entreprise de sa responsabilité, la renforce (Cass. 3e civ., 19 septembre 2019, n° 18-15710).
Interruption suspension Prescriptions
La troisième chambre civile est venue confirmer deux principes établis en matière de prescriptions (Cass. 3e civ., 19 septembre 2019, n° 18-15833). Elle énonce en effet, d’une part, « que, pour être interruptive de prescription, une demande en justice doit être dirigée contre celui qu’on veut empêcher de prescrire », excluant donc tout effet erga omnes à l’interruption de la prescription (ce qu’elle avait déjà dit au premier semestre de cette année [Cass. 3e civ., 31 janvier 2019, n° 18-10011, Bull.]). Et réaffirme, d’autre part, que la suspension « résultant d’une mesure d’instruction [organisée par l’article 2239 du Code civil, NDLR] n’est pas applicable au délai de forclusion de la garantie décennale ». Elle avait déjà eu l’occasion de l’énoncer en 2016 (Cass. 3e civ., 10 novembre 2016, n° 15-24289).
La Cour précise aussi que les dispositions de l’article 2239 du Code civil, issues de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, qui attachent à une décision ordonnant une mesure d’instruction avant tout procès un effet suspensif de la prescription jusqu’au jour où la mesure a été exécutée, ne s’appliquent qu’aux décisions rendues après l’entrée en vigueur de cette loi (Cass. 3e civ., 5 décembre 2019, n° 18-23715).
La demande d’expertise en référé sur les causes et conséquences de désordres et malfaçons ne tendant pas au même but que la demande d’annulation du contrat de construction, la mesure d’instruction ordonnée n’a pas pour effet de suspendre la prescription de l’action en annulation du contrat, tranche la Cour (Cass. 3e civ., 17 octobre 2019, n°s 18-19611, 18-20550, Bull.).
Réparation du dommage
Le principe de réparation intégrale du dommage consiste à replacer la victime dans l’état où elle se trouvait avant la survenance du sinistre. Mais il ne commande pas que soit choisie une solution de démolition et reconstruction des deux maisons affectées de dommages acoustiques, dès lors lorsqu’il existait des solutions techniques alternatives de nature à remédier aux désordres, et que la solution maximaliste constituait une mesure disproportionnée au regard de la nature et de l’ampleur des désordres et qu’elle n’était justifiée par aucune expertise technique (Cass. 3e civ., 19 septembre 2019, n° 18-19121).
Caractère apparent des désordres.
La responsabilité décennale de la « personne qui vend, après achèvement, un ouvrage qu’elle a construit ou fait construire » au sens de l’article 1792-1, 2° du Code civil, « réputé[e] constructeur de l’ouvrage », à l’égard de l’acquéreur du bien immobilier, est limitée aux dommages clandestins à la réception. Le caractère apparent ou caché des désordres s’apprécie en la personne du maître d’ouvrage constructeur et au jour de la réception de l’ouvrage et non pas en la personne de l’acquéreur au jour de la vente (Cass. 3e civ., 19 septembre 2019, n° 18-19918).
Travaux de reprise.
L’entreprise chargée de travaux de reprise en sous-sol qui a accepté de ne réaliser que huit des 20 micro-pieux prévus dans son devis initial, établi en fonction de l’étude de sol conduite par un bureau d’études spécialisé, dans laquelle le risque de tassements différentiels, en cas de reprise partielle, était bien mentionné, est jugée avoir engagé sa responsabilité décennale et avoir contribué à la réalisation de l’entier dommage qu’elle doit donc réparer en totalité (Cass. 3e civ., 17 octobre 2019, n° 18-16385).
RESPONSABILITES TOUS AZIMUTS
Faute dolosive
Le non-respect d’une norme de construction (en l’espèce, des règles d’un document technique unifié) ne suffit pas, contrairement à ce qui avait été jugé en appel, à caractériser la faute dolosive susceptible d’engager la responsabilité contractuelle du constructeur. Celle-ci suppose une volonté délibérée et consciente de méconnaître la norme par dissimulation ou fraude (Cass. 3e civ., 5 décembre 2019, n° 18-19476).
ASSURANCES
Dommages ouvrage
L’assureur dommages ouvrage (DO) dispose d’un délai de quinze jours à compter de la réception de la déclaration de sinistre (1) dans lequel il est en droit de refuser sa garantie sans désigner un expert amiable au motif, notamment, que la mise en jeu de la garantie est manifestement injustifiée.
Dès lors qu’il respecte ce délai impératif, il ne peut lui être reproché d’avoir pris cette décision en considération d’un motif inadapté (en l’espèce, le défaut de mise en demeure du constructeur au cours de la garantie de parfait achèvement et ce alors que la réception n’était pas intervenue) dès lors que la mise en jeu de sa garantie était bien manifestement injustifiée (en raison de l’absence de réception de l’ouvrage et du défaut de mise en demeure de l’entreprise en rapport avec la question objet de la déclaration), énonce la Cour de cassation (Cass. 3e civ., 11 juillet 2019, n° 18-17869).
L’assureur DO qui ne prend pas position sur la déclaration de sinistre dans les délais légaux encourt la sanction visée à l’alinéa 5 de l’article L. 242-1 du Code des assurances (majoration de plein droit de l’indemnité d’un intérêt égal au double du taux de l’intérêt légal). Il peut néanmoins, précise la Cour, contester sa garantie s’il établit que les désordres affectent une partie de l’ouvrage non couverte par la police d’assurance souscrite (Cass. 3e civ., 11 juillet 2019, n° 18-16423).
L’assuré est, certes, en droit de déclarer un sinistre dans le délai de deux ans suivant la date à laquelle il a pris connaissance des désordres survenus dans les dix ans qui ont suivi la réception des travaux, même postérieurement à l’expiration du délai décennal. Il peut toutefois, décide la troisième chambre civile, manquer à l’obligation de diligence que sanctionne l’article L. 121-12 du Code des assurances, si le contexte rendait possible une déclaration antérieure à l’expiration du délai décennal qui aurait préservé l’exercice du droit de subrogation de l’assureur (Cass. 3e civ., 11 juillet 2019, n° 18-17433, Bull.). La question posée dans cette affaire était celle de savoir si l’assureur DO qui déniait déjà sa garantie avant l’expiration du délai décennal, n’était pas tenu de rappeler à l’assuré, quand il lui notifiait son refus de garantie, la position qu’il prenait en ce qui concerne l’exercice du droit de subrogation. La Cour y répond par la négative, l’assureur n’étant pas tenu d’attirer l’attention de son assuré sur son recours subrogatoire.
L’article L. 242-1 du Code des assurances fixant limitativement les sanctions applicables aux manquements de l’assureur DO à ses obligations de proposer une indemnité d’assurance dans le délai légal, celui-ci n’est pas tenu de réparer les dommages immatériels qui découleraient de sa faute, notamment à défaut d’offre d’indemnisation de nature à mettre fin aux désordres (Cass. 3e civ., 17 octobre 2019, n° 18-11103).
Exclusion
Dans une police d’assurance, la clause d’exclusion doit être « formelle et limitée », au sens de l’article L. 113-1 du Code des assurances. La Cour énonce ainsi que « la clause d’exclusion visant les dommages résultant d’une méconnaissance intentionnelle, délibérée ou inexcusable des règles de l’art et normes techniques applicables dans le secteur d’activité de l’assuré ne permettait pas à celui-ci de déterminer avec précision l’étendue de l’exclusion en l’absence de définition contractuelle de ces règles et normes et du caractère volontaire ou inexcusable de leur inobservation ». Cette clause ne pouvait donc être opposée par l’assureur au motif d’un sous-dimensionnement des pièces de la charpente métallique et d’une mauvaise conception de certains de ces constituants (Cass. 3e civ., 19 septembre 2019, n° 18-19616, Bull.).
Responsabilité civile décennale
L’assurance obligatoire de la responsabilité civile décennale (RCD) du constructeur, qui garantit le paiement des travaux de réparation de l’ouvrage à la réalisation duquel l’assuré a contribué, ne s’étend pas, sauf stipulations contraires, non invoquées en l’espèce, aux dommages immatériels (ici, des pertes locatives), tranche la Cour (Cass. 3e civ., 5 décembre 2019, n° 18-20181 ; Cass. 3e iv., 19 septembre 2019, n° 18-21898).