Ancien ID : 815
Assurance de responsabilité civile – Expertise judiciaire. Caractère contradictoire.
Une cour d’appel qui relève que les opérations d’expertise se sont déroulées au contradictoire du maître d’oeuvre à l’exclusion de toute autre partie et que les entreprises intervenantes et l’assureur de l’une d’entre elles n’ont été mis en cause par l’architecte que plus de deux années après le dépôt du rapport, qui retient que la communication de ce rapport en cours d’instance ne suffit pas à assurer le respect du contradictoire, et devant laquelle l’inopposabilité de l’expertise est soulevée et aucun autre élément de preuve n’est invoqué, retient exactement qu’aucune condamnation ne peut intervenir à l’encontre des appelés en garantie sur la base du seul rapport d’expertise
Cour de cassation (3e Ch. civ.) 27 mai 2010 Pourvoi no 09-12693, Bull. civ. III, n° 104
X et MAF c/ Caribati et SMABTP
La Cour,
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Fort de France, 16 janvier 2009), que Mme Y… a confié à M. X…, assuré auprès de la Mutuelle des architectes français (la MAF), une mission complète de maîtrise d’œuvre pour la réalisation d’une maison d’habitation ; que les travaux ont été confiés à la société Caribati, assurée auprès de la Société mutuelle d’assurance du bâtiment des travaux publics (SMABTP) ; que des désordres étant apparus en cours de chantier, les contrats ont été résiliés et Mme Y… a obtenu en référé la désignation d’un expert au contradictoire de M. X… et de son assureur la MAF ; qu’au vu du rapport déposé, elle a assigné ceux-ci au fond en responsabilité et indemnisation ; que M. X… et la MAF ont appelé en garantie les constructeurs intervenus sur le chantier et la SMABTP ;
Sur le moyen unique :
Attendu que M. X… et la MAF font grief à l’arrêt de rejeter leur appel en garantie formé à l’encontre de la SMABTP, assureur de la société Caribati, de MM. Z… et A…, alors, selon le moyen, que le juge doit se prononcer sur les documents régulièrement produits, notamment un rapport d’expertise judiciaire ; qu’en l’espèce, pour rejeter le recours en garantie dirigé par M. X… et la Mutuelle des architectes Français contre la SMABTP, MM. Z… et A…, la cour d’appel a retenu que les opérations d’expertise judiciaire ne s’étaient pas déroulées au contradictoire de ces parties et qu’aucune condamnation ne pouvait intervenir à leur encontre sur la base d’un rapport d’expertise qui leur est inopposable ; qu’en refusant de tenir compte de ce rapport pour apprécier si le recours en garantie contre la SMABTP, MM. Z… et A… pouvait être accueilli, la cour d’appel a violé l’article 16 du Code de procédure civile ;
Mais attendu qu’ayant relevé que les opérations d’expertise s’étaient déroulées au contradictoire du maître d’œuvre à l’exclusion de toute autre partie et que les entreprises intervenantes et la SMABTP n’avaient été mises en cause par l’architecte que plus de deux années après le dépôt du rapport, et retenu que la communication de ce rapport en cours d’instance ne suffisait pas à assurer le respect du contradictoire, la cour d’appel devant laquelle l’inopposabilité de l’expertise était soulevée et aucun autre élément de preuve n’était invoqué, a exactement retenu qu’aucune condamnation ne pouvait intervenir à l’encontre des appelés en garantie sur la base de ce seul rapport d’expertise ;
D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;
Par ces motifs :
Rejette le pourvoi…
Note
1. La question de l’opposabilité des résultats d’une expertise judiciaire à des personnes qui n’étaient pas parties à la décision de justice ayant donné lieu à la désignation de l’expert, ne peut faire l’objet d’un avis/réponse tranché et définitif mais nécessairement nuancé.
Si en effet il ne fait pas de doute qu’en application de l’article 16 du Code de procédure civile, le juge ne peut fonder sa décision à l’égard d’une personne qui n’a pas été partie ou représentée à la décision de justice (la plupart du temps une ordonnance de référé) qui a ordonné l’expertise, il reste que quelques décisions admettent cependant l’opposabilité du rapport d’expertise à une partie non mise en cause dans le procès ayant donné lieu à la désignation de l’expert, à la triple condition que ledit rapport d’expertise n’ait pas été retenu en tant que tel mais comme simple renseignement d’une part, et que son contenu ait pu être débattu contradictoirement par la partie concernée dans le cadre de la procédure statuant sur sa responsabilité d’autre part, et qu’enfin le juge ne fonde pas sa décision uniquement sur le rapport d’expertise dont s’agit.
À titre d’illustration du principe ci-dessus évoqué de l’inopposabilité des opérations d’expertise à une personne qui n’a pas été partie à la décision l’ayant ordonné, on citera :
– un arrêt intéressant de la 3e chambre civile du 26 janvier 2010 (Cass. 3e civ., 26 janv. 2010, no 08-19091) qui casse justement pour violation de l’article 16 du Code de procédure civile un arrêt de la Cour de Paris qui, pour retenir la responsabilité d’un assuré/constructeur, sur le fondement d’un rapport d’expertise, avait retenu que si la circonstance qu’une partie n’ait pas été attraite au cours des opérations d’expertise et n’ait pas eu la possibilité de participer aux constats de l’expert est bien une cause d’inopposabilité de la mesure d’instruction, tel n’était pas le cas de l’espèce, la cour relevant la présence de l’assuré/constructeur au cours des opérations d’expertise, « ainsi qu’en témoignent les mentions portées au rapport ».
La cassation est prononcée au considérant ci-après rapporté :
« Qu’en statuant ainsi, alors que la société Sopréma n’avait été ni appelée ni représentée aux opérations d’expertise en tant que partie, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».
À titre d’illustration du principe selon lequel le juge ne peut fonder sa décision uniquement sur une expertise à laquelle une partie n’a pas été appelée ni représentée, on citera :
– des arrêts rendus par la 3e chambre civile ou encore la 2e chambre civile entre 1992 et 1997 (Cass. 3e civ., 23 avr. 1992, no 90-14071, Bull. civ. III, no 140 ; Cass. 3e civ., 9 juin 1993, no 91-16479, Bull. civ. III, no 84 ; Cass. 2e civ., 1er juin 1994, no 92-169901, Bull. civ. II, no 146 ; Cass. 2e civ., 18 juin 1997, no 95-20959, Bull. civ. II, no 197) ;
– un arrêt de la Cour de Paris du 24 janvier 2002 (CA Paris, 19e ch., sect. B, 24 janv. 2002, Azur Assurances IARD c/Ville de Meaux) qui a mis hors de cause un contrôleur technique qui avait été attrait aux opérations d’expertise tardivement en considération du fait, que l’expert judiciaire avait invité le maître de l’ouvrage à mettre en cause le contrôleur technique susceptible d’être concerné en novembre 1992 d’une part, et qu’il ne l’avait fait qu’en mars 1993 et que d’autre part, cette mise en cause tardive avait privé le contrôleur technique de la faculté de discuter tant du montant des travaux réparatoires que des causes et origines des désordres dès lors que les travaux réparatoires étaient réalisés lorsqu’il a été mis en cause. La Cour de Paris énonce dans son arrêt « qu’il ne suffit pas, pour rendre opposable à une partie un rapport d’expertise, qu’elle ait été appelée à un moment quelconque dans la procédure avant même le dépôt du rapport ; qu’il faut qu’elle ait été en mesure de discuter utilement, les causes du sinistre, son ampleur et le coût des travaux propres à remédier aux dommages ».
2. L’arrêt rapporté s’inscrit dans le contexte jurisprudentiel ci-dessus évoqué.
En la circonstance, des désordres étant apparus en cours de chantier, les maîtres d’ouvrage avaient obtenu en référé la désignation d’un expert au contradictoire d’un architecte et de son assureur ; puis au vu du rapport d’expertise lesdits maîtres d’ouvrage avaient assigné au fond les précités, lesquels ont alors appelé en garantie les constructeurs qui étaient intervenus sur le chantier et l’assureur de l’un d’eux.
La Cour d’appel de Fort-de-France avait débouté l’architecte et son assureur de responsabilité à l’encontre des constructeurs et de l’assureur de l’un d’eux au motif que les opérations d’expertise ne s’étaient pas déroulées au contradictoire de ces parties et qu’aucune condamnation ne pouvait être prononcée à leur encontre sur la base d’un rapport d’expertise qui leur était inopposable.
3. Aux termes d’un moyen unique de cassation, l’architecte et son assureur de responsabilité prétendaient à la violation de l’article 16 du Code de procédure civile au motif que le juge doit se prononcer sur les documents régulièrement produits, notamment un rapport d’expertise judiciaire et qu’en refusant de tenir compte de ce rapport pour apprécier si leur recours en garantie pouvait ou non être accueilli, la Cour avait violé le texte précité (article 16 du Code de procédure civile) !…
La Cour de cassation rejette le pourvoi après avoir constaté qu’ayant relevé que les opérations d’expertise s’étaient déroulées au contradictoire du maître d’œuvre à l’exclusion de toute autre partie et que les entreprises intervenantes et l’assureur n’avaient été mis en cause par l’architecte et son assureur que plus de deux ans après le dépôt du rapport d’expertise et retenu que la communication de son rapport en cours d’instance ne suffisait pas à assurer le respect du contradictoire, tandis qu’aucun autre élément de preuve n’était invoquée de sorte que la Cour de Fort-de-France devant laquelle l’inopposabilité de l’expertise était soulevée avait « exactement retenu » qu’aucune condamnation ne pouvait être intervenue à l’encontre des appelés en garantie sur la base de ce seul rapport d’expertise.
4. L’arrêt rapporté s’inscrit bien dans le contexte jurisprudentiel ci-dessus évoqué dans la mesure où il valide l’arrêt de la Cour de Fort-de-France, en vertu du principe de l’inopposabilité d’un rapport d’expertise à une personne qui n’était pas partie aux opérations d’expertise, mais aussi en raison de ce que l’exception audit principe – à savoir l’existence d’autres éléments de preuve pouvant compléter ou corroborer les indications dudit rapport d’expertise – n’était pas avérée et d’ailleurs non invoquée en la circonstance.
L’arrêt rapporté ne peut donc qu’être approuvé.
J.-P. Karila et L. Karila – RGDA n° 2010-03, P. 741