Désordres nouveaux et autorité de la chose jugée (Cass. 3e. civ., 8 octobre 2003) — Karila

Désordres nouveaux et autorité de la chose jugée (Cass. 3e. civ., 8 octobre 2003)

Ancien ID : 117

Dommages ouvrage

Jean-Pierre Karila

Police « Maître d’Ouvrage »

Avenant complémentaire de groupe. Responsabilité décennale. Régime de la Loi du 3 janvier 1967 – Garantie décennale (régime de la Loi du 3 janvier 1967). Désordre évolutif. Autorité de chose jugée.

Viole les articles 1792 et 2270 du Code Civil dans leur rédaction issue de la Loi du 3 janvier 1967 d’une part, et l’article 1351 dudit Code d’autre part, l’arrêt qui pour déclarer irrecevable l’action d’un syndicat des copropriétaires à l’encontre notamment d’un assureur suivant police « maître d’ouvrage » avec avenant « complémentaire de groupe », retient que l’autorité de chose jugée de son précédent arrêt ne peut être invoquée en l’absence d’identité d’objet d’une part, mais aussi en raison de ce que le second rapport d’expertise judiciaire avait donné des précisions qui n’avaient pas été fournies dans le premier rapport, au vu duquel il avait été statué dans la première instance ayant donné lieu au précédent arrêt d’autre part.

Cour de Cassation (3ème Ch. Civ.)

8 octobre 2003.

SDCP de la Résidence LA CROIX SUD c/ LA SAS CIE DE PARTICIPATION ATRIUM & autres.

Pourvoi n° 01-17868, Bull. n°170

La Cour.

Sur le moyen unique :

Vu l’article 1351 du Code civil, ensemble les articles 1792 et 2270 du même Code, dans leur rédaction applicable en l’espèce ;

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 12 octobre 2001), que la SAS Groupe Beture – Compagnie auxiliaire de participation Atrium (la CAP), anciennement dénommée SAS CAP Atrium, venue aux droits de la société Centrale immobilière de construction de l’Ile-de-France, maître de l’ouvrage, assurée en police « maîtres de l’ouvrage » avec avenant « complémentaire de groupe » par la compagnie Axa courtage IARD (la compagnie Axa), venant aux droits de la compagnie Union des assurances de Paris, a, en 1973-1974, sous la maîtrise d’oeuvre de M. X…, M. Y…, M. Z… et M. A…, architectes, fait construire un groupe de bâtiments ; que la réception a été prononcée le 7 octobre 1974 pour le bâtiment G-E6 ; que se plaignant de désordres affectant des garde-corps des balcons dont le remplissage constitué par un vitrage feuilleté présentait de nombreuses fissures, le syndicat des copropriétaires résidence La Croix du Sud, bâtiment G-E6, (le syndicat) a, après expertise du 24 juin 1986, obtenu la condamnation de la CAP, garantie par la compagnie Axa, elle-même garantie avec la CAP par les architectes, par un arrêt devenu irrévocable du 29 février 1996 ; que le syndicat, invoquant l’aggravation de ces désordres, a, après expertise du 23 janvier 1998, de nouveau assigné la CAP, les architectes et la compagnie Axa en réparation ;

Attendu que pour déclarer cette demande irrecevable, l’arrêt retient que l’autorité de la chose jugée de son précédent arrêt du 29 février 1996 ne peut être invoquée dans la mesure où il n’y a pas identité d’objet entre la présente instance et celle ayant donné lieu à cet arrêt qui n’a statué que sur une demande relative à trente-huit garde-corps affectés de désordres, et que le second rapport de l’expert judiciaire, qui a répondu aux demandes des parties, a donné des précisions sur le caractère mobile de l’ensemble verrier litigieux, précisions qui n’avaient pas été fournies dans le premier rapport au vu duquel il a été statué dans la première instance ;

Qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait retenu que les désordres étendus à deux cent soixante-sept des garde-corps vitrés du bâtiment G-E6 n’étaient pas des désordres nouveaux, mais l’aggravation de ceux déjà initialement mis en évidence par l’expert judiciaire pour trente-huit de ces garde-corps, et relevé que de l’instance ayant donné lieu à l’arrêt du 29 février 1996 découlait la garantie définitivement accordée au syndicat pour ces désordres sur le fondement des articles 1792 et 2270 du Code civil dans leur rédaction issue de la loi du 3 janvier 1967, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS :

CASSE ET ANNULE , dans toutes ses dispositions, l’arrêt rendu le 12 octobre 2001, entre les parties, par la cour d’appel de Paris ; remet, en conséquence, la cause et les parties dans l’état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d’appel de Versailles ;

Note. 1. L’arrêt rapporté a été rendu dans le cadre d’une espèce relative à l’application des articles 1792 et 2270 du Code Civil dans leur rédaction issue de la Loi du 3 janvier 1967 d’une part, et aux assurances de l’époque, non encore obligatoires notamment l’assurance stipulée dans la police dite « maître d’ouvrage » s?ur aînée de l’actuelle police « dommages ouvrage » à la différence près que cette dernière assurance est et fonctionne comme une assurance de choses tandis que dans le passé, la police maître d’ouvrage bien que « vendue » comme telle était instruite et fonctionnait comme une police de responsabilité décennale.

Dans les circonstances de l’espèce, cela s’imposait en outre d’autant plus que ladite police « maître d’ouvrage » était complétée par un avenant dit « complémentaire de groupe », s’agissant d’une assurance de responsabilité des locateurs d’ouvrage, venant en complément et après épuisement des plafonds de garantie alors stipulés licitement dans leurs polices individuelles de base.

2. L’intérêt majeur de l’arrêt rapporté réside dans la prise en compte de désordres apparus postérieurement à l’expiration du délai d’action de la garantie décennale, mais ne constituant que l’évolution / aggravation des désordres apparus et dénoncés dans le délai de ladite garantie, et donc de désordres dits « évolutifs ».

Il convient à cet égard de bien préciser cette notion que de nombreux praticiens (avocats et magistrats) ont tendance à confondre avec celle de « désordres futurs » : le désordre futur est un désordre dénoncé dans le délai de garantie décennale, mais qui n’est alors ni né ni actuel, ou, ce qui est le cas le plus souvent, est déjà né et actuel mais ne présente néanmoins pas lors de sa survenance / constatation, les caractéristiques de gravité de ceux relevant de ladite garantie.

La réparation / indemnisation des désordres apparus postérieurement à l’expiration de la garantie décennale, en vertu du fait qu’ils sont dits évolutifs, est, selon la jurisprudence, soumise à trois conditions, à savoir :

1°) les désordres d’origine doivent avoir été dénoncés dans le délai de la garantie décennale (Cass. 3ème civ. 18 nov.1992, Bull.civ. III, n°297 ; D.1992, IR p.280, Gaz. Pal., Rec. 1993, panor., p. 100).

2°) lesdits désordres d’origine doivent avoir déjà revêtu les caractéristiques de gravité de ceux relevant de l’application de l’article 1792 c.civ. (Cass.3ème civ. 10 fév. 1986, Bull. civ. III, n°105 ; 13 févr. 1991, ibid, n°52 ; D.1991, IR p.81).

3°) les désordres considérés, constituant l’aggravation des désordres d’origine, doivent affecter les mêmes ouvrages que ceux d’origine.

Si ces trois conditions sont réunies, il importe peu que les désordres, constituant l’évolution ou l’aggravation de ceux d’origine, aient les mêmes causes que ceux-ci, car « la détermination de la cause des désordres est sans incidence sur le droit à réparation des victimes invoquant l’art. 1792 c. civ. » (Cass. 3ème civ. 20 mai 1998, Bull. civ. III n°105, Loyers et coprop., 1998, comm. n° 197, note G. Vigneron), étant rappelé que la détermination de la cause des désordres à caractère décennal est indifférente à l’application de ce texte, « la mise en jeu de la garantie décennale d’un constructeur n’exigeant pas la recherche de la cause des désordres » (Cass. 3ème civ. 1er déc. 1999, Bull. civ. III n°230, RGDA 2000, p. 146 note d’Hauteville, RDI 2000, p. 56 ; 6 fév. 2002, RDI 2002 p.150, obs. Ph. MALINVAUD ; Civ. 3, 30 avril 2002, inédit, 00-19935, RDI 2002.322).

3. Dans les circonstances de l’espèce ayant donné lieu à de nombreuses décisions de justice, un précédent arrêt de la Cour de PARIS en date du 29 février 1996, antérieur donc à celui objet de la cassation dont l’arrêt est rapporté, s’agissant de la cassation d’un arrêt postérieur de la Cour de PARIS du 12 octobre 2001.

L’arrêt précité du 29 février 1996 de la Cour de PARIS avait, infirmant à cet égard une décision du Tribunal de Grande Instance de PARIS, considéré que les désordres affectant 38 garde-corps de balcons d’une résidence en comportant 491, relevaient de l’application de la garantie décennale au considérant ci-après rapporté :

« que les premiers juges ont estimé que ces désordres n’affectaient pas un gros ouvrage et ne relevaient donc pas de la garantie décennale des constructeurs ; que cependant, les plaques de verre maintenues par des montants métalliques encastrés dans la maçonnerie et formant les garde-corps des balcons, indispensables à la prévention des chutes des habitants dans le vide, constituent bien un gros ouvrage au sens de l’article R 111-26 du Code de la Construction ; qu’il s’agit, en l’espèce, de vices cachés à la réception rendant l’ouvrage impropre à sa destination » et étaient en conséquence entrés en condamnation à l’encontre des constructeurs et des assureurs au vu d’un rapport d’expertise judiciaire.

4. Les désordres décrits dans le rapport d’expertise judiciaire s’étant aggravés et ou plus précisément s’étant étendus à d’autres garde-corps, le Syndicat des Copropriétaires saisissait le Juge des Référés et obtenait à nouveau la désignation du même expert qui déposait un second rapport constatant l’existence de désordres à 267 autres garde-corps (sur les 491), rapport au vu duquel le Syndicat des Copropriétaires saisissait à nouveau le Juge du fond qui en première instance le déboutait de son action et de ses demandes au motif que « les désordres affectant les garde-corps, objet de l’instance, sont apparus après expiration du délai de garantie décennale ».

5. C’est dans ces circonstances que, saisie de l’appel du jugement ci-dessus évoqué du Tribunal de Grande Instance de PARIS, la Cour de PARIS, tout en relevant que « les désordres faisant l’objet de la présente instance sont l’aggravation des désordres constatés dans le rapport déposé le 24 juin 1986 et non des désordres nouveaux », rejetait également l’action et les demandes du Syndicat des Copropriétaires au prétexte que les constatations de l’expert, dans le cadre de son second rapport, avaient mis en évidence que l’ensemble verrier comportant les garde-corps avait un caractère mobile et par conséquent que l’on était en présence d’un menu ouvrage dont la garantie biennale était expirée…

6. La Cour de PARIS avait dû néanmoins au préalable trancher la question, soulevée par les parties elles-mêmes, de savoir si l’autorité de la chose jugée attachée à l’arrêt précité du 29 février 1996 s’opposait ou non à ce que le caractère décennal des désordres admis pour les 38 premiers garde-corps puisse être remis en cause à l’occasion des désordres affectant les 267 autres garde-corps.

Elle l’a fait en estimant que :

« Considérant que l’autorité de la chose jugée de l’arrêt du 29 février 1996 ne peut être invoquée dans la mesure où il n’y a pas identité d’objet entre la présente instance et celle ayant donné lieu audit arrêt qui n’a statué que sur une demande relative à 38 garde-corps affectés de désordres ; qu’en outre, il convient d’observer que le second rapport de l’expert, qui a répondu à des dires des parties, a donné des précisions sur le caractère mobile de l’ensemble verrier litigieux, précisions qui n’étaient pas fournies dans le premier rapport au vu duquel il a été statué dans la première instance.

Considérant que si, pour des désordres constituant l’aggravation de désordres plus anciens, l’assignation d’origine est interruptive de la forclusion, encore faut-il que ces désordres y aient été expressément mentionnés, et que cet acte ait été délivré par le syndicat des copropriétaires aux personnes contre lesquelles il agit ;

Considérant qu’en l’espèce, il ressort des énonciations du premier rapport de Monsieur VERRIER, désigné comme expert par une ordonnance de référé non interruptive de prescription de février 1984, que ledit rapport examine des désordres nouveaux ; qu’en outre, le syndicat des copropriétaires invoque comme premier acte interruptif de la prescription des conclusions du 28 novembre 1983 alors que la prescription biennale était acquise à l’époque ».

7. La Cour Suprême néglige le grief de contradiction de motifs soutenu dans la 3ème branche du moyen unique de cassation, qui reprochait à la Cour de PARIS d’avoir estimé que les désordres avaient leur siège dans des menus ouvrages alors que l’arrêt du 26 février 1996 avait retenu qu’ils résidaient dans des gros ouvrages, étant observé qu’il aurait pu aussi être invoqué une contrariété de motifs entre l’affirmation que « les désordres nouveaux faisant l’objet de la présente instance sont l’aggravation des désordres constatés dans le rapport déposé le 24 juin 1986 et non des désordres nouveaux » et celle ci-dessus reproduite selon laquelle le second rapport « examine des désordres nouveaux ».

La Cassation est prononcée en effet, comme évoqué ci-dessus, au seul visa des articles 1351, 1792 et 2270 du Code Civil.

Le visa de l’ensemble de ces textes est particulièrement harmonieux et adapté.

Il était clair en effet que le caractère décennal des désordres avait été consacré définitivement par l’arrêt précité du 29 février 1996, tandis que si littéralement l’article 1351 du Code Civil vise effectivement la condition de triple identité d’objet de cause et de parties, et qu’en un sens l’objet des instances était différent dans la mesure où s’il était réclamé le même droit (garantie décennale), cela ne l’était pas sur « la même chose » (Cass.Req. 8 nov. 1937, DH 1937 p.581) (267 garde-corps et non les 38 garde-corps d’origine), il restait que la Cour de PARIS avait méconnu un certain nombre de principes résultant de la jurisprudence récente postérieure à l’arrêt précité de la chambre des requêtes : il a été en effet jugé que il y a autorité de chose jugée lorsque la même question litigieuse oppose les mêmes parties prises en la même qualité et procèdent de la même cause que la précédente (Cass. Soc.16 avril 1986, Bull civ. V n°133 ; Cass. Soc.6 mai 1998, pourvoi n°96-43.119), la finalité de l’autorité de chose jugée étant d’éviter de remettre en cause ce qui a déjà été discuté et tranché (R.PERROT et N.FRICERO, j.cl.civ.art.1349 à 1353, art.fasc.156-10, en particulier n°56 et suivants et 154 et suivants).

De même, le fait que le second rapport d’expertise ait apporté des précisions sur le caractère mobile de l’ensemble vitrier était indifférent dès lors que l’autorité de chose jugée faisait obstacle à ce que l’on revienne sur une contestation déjà soumise au Juge et tranchée même si l’une des parties au procès prétendait apporter de nouveaux éléments de preuve (Cass. 2ème civ. 14 février 1979, Bull. civ. II n°44).

La question de savoir si les désordres affectaient ou non un gros ouvrage et relevaient en conséquence ou non de la garantie décennale avait déjà été soumise au Juge et était définitivement tranchée : il ne pouvait donc être tiré aucune conséquence du caractère mobilier de l’ensemble vitrier et ce alors même que ce caractère n’avait été mis en évidence que dans le cadre du second rapport d’expertise.

L’arrêt ne peut donc – même s’il conduit en fait à une solution non satisfaisante – qu’être approuvé.

En décider autrement conduirait à une insécurité judiciaire que le principe de l’autorité de chose jugée a justement voulu éviter – sauf bien évidemment le cas exceptionnel du recours en révision ouvert dans des conditions énoncées limitativement par l’article 595 du NCPC – du moins en matière civile et commerciale, le débat pouvant prendre un autre aspect en matière pénale.

RGDA 2004-1 p. 138

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