Ancien ID : 200
ASSURANCE DE RESPONSABILITÉ DÉCENNALE
Prescription. Interruption des délais de prescription. Modification du fondement juridique des demandes. Effet interruptif de l’acte initial. Conditions.
Cour de Cassation (3ème ch. civ.)
10 mai 2006 Pourvoi n° Q 05-13603
Sdcp Résid. Les Acacias c/ Ste Immo. 3F & autres
La Cour,
Sur le second moyen du pourvoi principal, qui est recevable, s’agissant d’un moyen de pur droit :
Vu l’article 2244 du Code civil, ensemble l’article 2270 du même Code ;
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Paris, 19 janvier 2005), que la société Immobilière 3F, maître de l’ouvrage, a fait construire un immeuble comportant trois bâtiments ; qu’est notamment intervenue la société Bateg, en qualité d’entrepreneur général, assurée par la Société mutuelle du bâtiment et des travaux publics (la SMABTP), qui a sous-traité la fabrication et la mise en place des armatures de béton armé à la société Chalicot armatures, depuis lors en liquidation judiciaire, avec pour liquidateur judiciaire Mme Z…, assurée par la compagnie CGU Insurance PLC, venant aux droits de la compagnie Générale assurance ; que, se plaignant de désordres consistant en des fissurations en façade et acrotères, le syndicat des copropriétaires Résidence Les Acacias (le syndicat) a, en décembre 1994, assigné en réparation notamment la société 3F, la société AGF et la société Bateg ; que cette dernière a formé un recours en garantie contre son assureur ;
Attendu que pour déclarer irrecevable la demande du syndicat contre la société Bateg et la SMABTP fondée sur la responsabilité contractuelle des vices intermédiaires, l’arrêt retient que l’assignation au fond, de même que les assignations en référé, qui ne visaient pas ce fondement juridique, mais seulement la garantie décennale des articles 1792 et 2270 du Code civil, n’ont pas interrompu la prescription de cette action, introduite seulement par conclusions signifiées le 17 novembre 2003, soit bien postérieurement à l’expiration du délai de 10 ans à compter de la réception ;
Qu’en statuant ainsi, alors que si, en principe, l’interruption de la prescription ne peut s’étendre d’une action à l’autre, il en est autrement lorsque deux actions, quoique ayant des causes distinctes, tendent à un seul et même but, telles que l’action en responsabilité contractuelle de droit commun et l’action fondée sur la garantie décennale, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;
Et attendu qu’il n’y a pas lieu de statuer sur le premier moyen du pourvoi principal et le moyen unique du pourvoi incident qui ne seraient pas de nature à permettre l’admission de ces pourvois ;
PAR CES MOTIFS :
CASSE ET ANNULE
Note. 1. La mise en ?uvre des responsabilités de plein droit des constructeurs (garantie décennale, garantie biennale de bon fonctionnement, garantie de parfait achèvement) est strictement encadrée dans le temps.
Il est ainsi traditionnellement admis que le délai décennal, délai d’épreuve, est un délai préfix qui est en principe un délai court et insusceptible d’interruption ou de suspension selon la définition des Professeurs Cornu et Foyer (Cornu et Foyer, Themis, 3ème édition 1996, p. 353).
2. Il en découle que « toute action fondée sur cette garantie ne peut être exercée plus de dix ans après la réception » (Civ 3, 15 février 1989, Bull. n°36), solution transposée pour les autres garanties légales des constructeurs.
3. Le cours de ce délai préfix peut cependant être interrompu, conformément à l’article 2244 du Code Civil, par une citation en justice, même en référé, ou encore par un commandement ou une saisie, signifiés à celui qu’on veut empêcher de prescrire.
Cet effet interruptif fait l’objet d’une interprétation stricte par les juridictions qui ne l’admettent, solutions sur lesquelles il ne sera pas ici revenu, qu’à l’égard des personnes assignées et pour les seuls désordres visés (par ex. Civ. 3, 20 mai 1998, Bull. n° 104, RGDA 1998, p. 735, note J.-P. Karila) de sorte qu’une assignation trop imprécise sera alors sans effet sur le cours des délais de prescription (Civ. 3, 4 juillet 1990, Bull. civ. III, n°164, RDI 1990.498, obs. Ph. Malinvaud et B. Boubli ; Civ. 3, 20 oct. 1993, Bull. civ. III, n°123).
4. L’interruption du délai d’action sur le fondement des garanties légales est donc strictement limitée en jurisprudence.
Cette appréciation devait-elle pour autant fermer la voie à une modification du fondement de l’action ou encore l’introduction d’une action sur un fondement différent de celui desdites garanties légales
Tel était l’enjeu de l’arrêt rapporté.
5. Il convient de préciser les circonstances de l’espèce : un syndicat des copropriétaires constatait dans le délai décennal suivant la réception prononcée le 5 juillet 1985, l’existence de désordres affectant l’ouvrage (fissurations et acrotère) et assignait en décembre 2004 en référé puis au fond le maître de l’ouvrage originaire, la Société 3F Immobilier, qui formait un recours en garantie contre son assureur, probablement constructeur non réalisateur.
Cette assignation en référé, comme l’assignation au fond, visait à l’occasion des désordres précités, comme fondement juridique, la garantie décennale des articles 1792 et 2270 du Code Civil.
Ce n’est que par conclusions signifiées le 17 novembre 2003, soit plus de 10 ans après la réception de l’ouvrage, mais seulement si l’on peut dire près de 9 ans après la première assignation, que le syndicat fondait sa demande sur « la responsabilité contractuelle des vices intermédiaires ».
6. L’assignation en référé comme l’assignation au fond qui s’en suivit, toutes deux fondées sur la garantie décennale, pouvaient-elles produire un effet interruptif à caractère en quelque sorte général et permettre au demandeur d’invoquer en cours d’instance non plus la garantie décennale mais la responsabilité contractuelle de droit commun des constructeurs
7. À cette question, la Cour de Paris (19ème chambre A) répondait, dans un arrêt du 19 janvier 2005, par la négative jugeant que la demande était irrecevable dès lors que l’assignation en référé comme l’assignation au fond étaient fondées sur la garantie décennale et que ce n’est que postérieurement à l’expiration du délai de dix ans de la responsabilité contractuelle de droit commun (10 ans après la réception de l’ouvrage) que les conclusions signifiées le 17 novembre 2003 avaient invoqué comme fondement ladite responsabilité contractuelle de droit commun des constructeurs.
8. Sur pourvoi du syndicat des copropriétaires, la Haute juridiction casse l’arrêt de la Cour de Paris sous le double visa des articles 1147 et 2244 du Code civil en énonçant d’abord le principe selon lequel :
« Si, en principe, l’interruption de la prescription ne peut s’étendre d’une action à l’autre, il en est autrement lorsque deux actions, quoique ayant des causes distinctes, tendent à un seul et même but ».
Faisant application de ce principe au cas d’espèce, elle retient que répondent à cette hypothèse les deux actions intentées successivement en l’espèce par le syndicat certes sur deux causes juridiques / fondements différents (garantie décennale et responsabilité contractuelle de droit commun des constructeurs) mais visant à la condamnation de la même personne à réparer les mêmes désordres affectant le même ouvrage.
9. Cet arrêt reprend ici en des termes identiques le principe déjà énoncé par un arrêt antérieur du 22 septembre 2004 (Civ. 3, 22 septembre 2004, Bull. n° 152, RDI 2004, p. 569, note Ph. Malinvaud), solution annoncée, mais en des termes moins nets, par deux arrêts plus anciens des 22 juillet 1998 (Civ 3, 22 juillet 1998, inédit titré, n° 97-10816) et 26 juin 2002 (Civ 3, 26 juin 2002, Bull. n° 149).
La solution ne fait donc aujourd’hui plus de doute. Si l’effet interruptif est strictement limité aux personnes à l’encontre desquelles le demandeur a exprimé sa volonté d’interrompre les délais et si seuls les désordres visés sont concernés par l’effet interruptif, le fondement juridique de ces demandes peut en revanche être modifié en cours de procédure, même après l’expiration du délai d’épreuve.
Il en découle que le maître de l’ouvrage qui assigne en limite d’expiration du délai décennal devra être particulièrement vigilant sur les personnes qu’il assigne et sur les désordres qu’il vise. En revanche, le fondement de ses prétentions pourra évoluer dès lors que son action tend, hors considération de ce fondement, à la même fin savoir la réparation de l’ouvrage atteint de désordres dans le délai d’épreuve.
La solution a le mérite d’éviter des assignations « fleuves » visant tous les fondement imaginables afin de préserver les droits / recours du maître de l’ouvrage.
Jean-Pierre Karila
RGDA 2006 – 3 – p. 703