La construction de bâtiments provisoires ne peut être assimilée à des travaux de réparation de l’ouvrage affecté de désordres (Cass. 3e civ., 15 janv. 2014) — Karila

La construction de bâtiments provisoires ne peut être assimilée à des travaux de réparation de l’ouvrage affecté de désordres (Cass. 3e civ., 15 janv. 2014)

Revue générale du droit des assurances, 01 mars 2014 n° 3, P. 162

ASSURANCE

La construction de bâtiments provisoires ne peut être assimilée à des travaux de réparation de l’ouvrage affecté de désordres

Assurance RC décennale ; Travaux de réfection ou remise en état ; Notion ; Construction de bâtiments provisoires (non)

ASSURANCE

par Jean-Pierre Karila

avocat à la cour, barreau de Paris

docteur en droit

professeur à l’ICH

chargé d’enseignement à l’Institut des Assurances de Paris

et Laurent Karila

avocat à la cour, barreau de Paris

chargé d’enseignement à l’école de droit de la Sorbonne (Paris 1)

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Cass. 3e civ., 15 janv. 2014, no 11-28781


Le coût de la construction des bâtiments provisoires dont la réalisation est décidée pour éviter l’arrêt de l’exploitation ne relève pas de l’application des garanties obligatoires, s’agissant d’un dommage immatériel sans rapport avec la réparation de l’ouvrage lui-même affecté de désordres.

Sur le moyen unique du pourvoi principal et le premier moyen du pourvoi incident, réunis :

Vu les articles L. 241-1, L. 242-1 et A. 243-1 du Code des assurances et les annexes I et II à ce dernier article, dans leur rédaction applicable à la cause ;

Attendu, selon l’arrêt attaqué (Pau, 26 septembre 2011), qu’au cours des années 1998 et 1999, la société Fromagerie du pays d’Aramits (la fromagerie) a, sous la maîtrise d’œuvre de M. X, fait construire un bâtiment et a souscrit une assurance dommages-ouvrage auprès de la société Albingia ; que le lot isolation-menuiserie comprenant la pose de panneaux isolants fabriqués par la société Telewig a été confié à la société MCF du Sud-Ouest (société MCF), assurée auprès de la société Générali ; que des désordres étant apparus, la fromagerie a, après expertise, assigné la société Albingia, la société X et son assureur la MAF, la société MCF et son assureur de responsabilité décennale, la société Générali, la société Socotec, et son assureur la SMABTP, la société Telewig et son assureur, la CAMBTP en indemnisation ;

Attendu que pour condamner les sociétés Albingia et Générali à payer à la fromagerie, in solidum avec la société X, la MAF, la société MCF, la société Telewig et la CAMBTP la somme de 1 165 030,01 euros dont 558 875,28 euros pour le coût de la surface tampon, faire droit aux demandes de garantie formées par la société Albingia à l’égard des constructeurs responsables et de leurs assureurs et rejeter la demande de la société Générali tendant à voir appliquer les limites de garantie prévues par le contrat souscrit par son assurée, l’arrêt retient que les travaux de construction de hâloirs et de caves provisoires dénommées « surface tampon » étant indispensables pour éviter l’arrêt de l’exploitation pendant les travaux de réfection des locaux affectés par les désordres, leur coût ne constitue pas un dommage immatériel mais une composante à part entière des travaux de reprise tels que définis par l’expert ;

Qu’en statuant ainsi, alors que la construction de bâtiments provisoires ne pouvait être assimilée à des travaux de réfection réalisés sur l’ouvrage affecté de désordres ou à la remise en état des ouvrages ou éléments d’équipement de l’opération de construction endommagés à la suite d’un sinistre, la cour d’appel a violé les textes susvisés ;

PAR CES MOTIFS 

CASSE ET ANNULE […]


1. L’arrêt rapporté s’inscrit dans l’esprit de trois arrêts rendus le 13 janvier 2010 (Cass. 3e civ., 13 janv. 2010, n° 08-13562 et 08-15582 : Bull. civ. III, n°8 – Cass.3civ., 13 janv. 2010, n° 08-18143 – Cass. 3civ., 13 janv. 2010, n° 08-18853) dont la solution a été réitérée la même année, le 14 avril 2010 (Cass. 3e civ., 14 avr. 2010, n° 09-10515 : Bull. civ. III, n° 82), posant le principe selon lequel la construction de bâtiments provisoires ne peut être assimilée à des travaux de réfection réalisés sur l’ouvrage affecté de désordres lui-même, principe qui entraîne la conséquence que le coût de construction des bâtiments provisoires ne relève pas des garanties dites obligatoires stipulées dans les polices d’assurance dommages-ouvrage ou les polices de responsabilité décennale (RCD ou CNR), mais des garanties facultatives si elles ont été souscrites.

2. La solution n’est donc pas nouvelle et a été largement approuvée par la doctrine en son temps.

Voir à cet égard :

– pour l’ensemble des arrêts ci-dessus évoqués, les commentaires de M. Périer (RGDA 2010, p. 360 et 1076) ;

– pour l’un des arrêts du 13 janvier 2010, les observations de G. Legay (RDI 2010, p. 167) ;

– pour l’un des trois arrêts ci-dessus évoqués du 13 janvier 2010, celui publié au bulletin (n° 08-13562 et 08-15582), le commentaire du conseiller référendaire à la Cour de cassation, F. Nesi (Dalloz 2010, p. 1103) ainsi que le commentaire du Professeur Groutel (Resp. civ. et assur. 2010, n° 192).

3. Dans les circonstances de l’espèce, l’assureur dommages-ouvrage avait fait valoir devant la cour de Pau que le coût de construction de bâtiments « tampons » constituait des préjudices immatériels ne pouvant relever en conséquence que de la garantie facultative des dommages immatériels consécutifs qui n’avait pas été en l’occurrence souscrite par le maître d’ouvrage souscripteur de la police dommages-ouvrage.

La cour de Pau avait jugé ces prétentions infondées en raison de ce que les travaux considérés de réalisation des hâloirs et de caves provisoires dénommées « surface tampon » étaient indispensables pour éviter l’arrêt de l’exploitation et qu’en conséquence les travaux étaient « indispensables pour éviter l’arrêt de l’exploitation pendant les travaux de réfection des locaux affectés par les désordres » et que leur coût ne constituait en conséquence « pas un dommage immatériel mais une composante à part entière des travaux de reprise… ».

On rapprochera cette motivation de celle de la cour de Paris, censurée par le 1er arrêt de principe précité du 13 janvier 2010 publié au Bulletin (Cass. 3civ., 13 janv. 2010 préc., n° 08-13562 et 08-15582 : Bull. civ. III, n° 8).

La cour de Paris avait jugé que les frais de construction des bâtiments provisoires ne correspondaient pas à l’indemnisation d’un préjudice d’exploitation ou de jouissance mais constituaient des dommages matériels dès lors que lesdits frais constituaient « une modalité nécessaire de remise en état des lieux sinistrés et qu’ils devaient à ce titre être considérés comme réparant le préjudice matériel résultant pour l’entreprise concernée de la détérioration et la destruction des matériaux mis en œuvre ».

La Cour de cassation a censuré une telle analyse dans les deux espèces (Cass. 1re civ., 13 janv. 2010, et espèce objet du présent commentaire) en raison de ce que les travaux considérés n’avaient pas réalisés sur l’ouvrage affecté de désordres.

4. Il est donc désormais clair pour la haute juridiction judiciaire que le coût de la construction de bâtiments provisoires (dits « bâtiments tampons »), pour permettre la poursuite de l’activité pendant l’exécution des travaux de réparation des désordres, et limiter ainsi, dans certains cas, les préjudices d’exploitation, ne peut constituer un dommage indemnisable au titre de l’assurance obligatoire de la responsabilité décennale (C. assur., art. L. 241-1 et A. 243-1 et annexe I), ou de l’assurance de choses qu’est l’assurance dommages-ouvrage couvrant les dommages de la « nature de ceux » engageant la responsabilité décennale des constructeurs ou assimilée ou du fabriquant d’Epers.

5. Il reste que le rattachement de la construction des bâtiments provisoires à la catégorie des dommages immatériels est à certains égards aussi artificiel que celui tendant à leur assimilation à des dommages matériels relevant de l’assurance obligatoire dont le domaine est nécessairement circonscrit à la réparation/indemnisation de désordres/dommages matériels affectant l’ouvrage réalisé par les constructeurs.

On observera à cette occasion que dans tous les arrêts rendus par la Cour de cassation, celle-ci ne se prononce pas directement par référence à la catégorisation de la nature des dommages selon qu’ils sont matériels ou immatériels, mais seulement par référence à la nature des travaux considérés non-assimilables aux travaux de réparation de l’ouvrage lui-même affecté de désordres dont l’indemnisation relève de l’assurance obligatoire.

Néanmoins, les arrêts des cours d’appel font largement état de cette catégorisation et ce d’autant plus que les écritures des parties conduisent les juges à prendre parti sur les qualifications proposées.

6. Si l’on doit raisonner par référence à la catégorisation des dommages matériels et immatériels, il serait plus satisfaisant pour l’esprit de dire que la construction de bâtiments provisoires relève de la catégorie des dommages matériels, alors même qu’elle aurait, indirectement, un lien avec des dommages/préjudices immatériels puisqu’aussi bien sa finalité/objet est d’éviter les pertes d’exploitation à la victime en permettant à celle-ci de poursuivre son activité dans d’autres bâtiments que celui affecté de désordres.

On serait alors en présence de dommages matériels directement consécutifs à des dommages matériels garantis au titre de l’assurance obligatoire mais ne relevant pas du domaine d’application de celle-ci.

Cette analyse peut présenter certains inconvénients dans la mesure où la pratique ne nous a pas permis de vérifier l’existence de la couverture d’assurance de tels dommages matériels au titre des garanties dites facultatives alors que la couverture des dommages immatériels consécutifs est en revanche largement souscrite.

Toutefois, la couverture d’assurance des dommages matériels consécutifs à des dommages matériels relevant de l’assurance obligatoire ou en liaison avec la construction d’un ouvrage relevant du domaine de l’assurance obligatoire, est effective dans le cadre d’opérations de rénovation à l’occasion de la couverture d’assurance des dommages matériels subis par les existants du fait de l’exécution des travaux neufs.

La couverture de tels dommages matériels pourrait aussi relever – sauf clause d’exclusion formelle et limitée – de l’assurance RC professionnelle du constructeur.

7. Pour être exhaustif, on rappellera que la situation de l’espèce commentée, comme des arrêts de principe ci-dessus évoqués, est totalement différente de celle objet d’un arrêt remarqué du 20 octobre 2010 (Cass. 3e civ., n° 09-15093 et 09-66698 : Bull. civ. III, n° 185 ; RGDA 2011, p. 123 note M. Périer ; RDI 2011, p. 119, obs. G. Leguay), qui a validé un arrêt d’une cour d’appel qui avait jugé que le coût des déménagements des matériels existants, s’agissant « des manutentions des racks » et « manutentions process » s’imposait pour la réalisation des travaux de réfection, s’agissant donc de postes annexes « indispensables à la reprise matérielle des ouvrages et non de la réparation de préjudices immatériels ».

Cette solution est parfaitement justifiée au regard de l’esprit comme de la lettre de la clause type qui énonce tant à propos de l’assurance de responsabilité décennale que de l’assurance dommages-ouvrage sous le titre « nature de la garantie » (C. assur., art. A. 243-1, ann. I et II), que « les travaux de réparation, notamment en cas de remplacement des ouvrages,comprennent égalementles travaux de démolition déblaiement,dépose ou démontageéventuellement nécessaires », dernière notion se rapprochant de la notion de déménagement.

8. En définitive, le seul critère à prendre en considération pour déterminer, abstraction faite de leur qualification (dommages matériels ou immatériels), si le coût des travaux ou des prestations engagées, en dehors de l’ouvrage lui-même affecté de désordres, relève du domaine de la couverture de l’assurance obligatoire, est celui du caractère indispensable ou non à la mise en œuvre de la solution réparatoire.

Dans cette optique, il est clair que la construction de bâtiments provisoires ne trouve pas sa cause et sa justification au regard de la réparation d’un ouvrage affecté de désordres, peu important qu’elle soit justifiée par la volonté légitime de la victime de poursuivre son activité, pendant la durée des travaux de réparation de l’ouvrage affecté de désordres, dans des bâtiments provisoires construits à cet effet et pour la seule durée des travaux de réfection de l’ouvrage affecté de désordres.


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