La suspension résultant de la mise en oeuvre d’une mesure d’instruction est applicable au délai de prescription et non à celui de forclusion. RGDA janvier 2020, p. 38, note Jean-Pierre Karila
Prescription ; Interruption et suspension ; C. civ., art. 2239 et 2241 – Interruption par une demande en justice ; Condition ; Demande dirigée contre celui qu’on veut empêcher de prescrire – Suspension ; Assurance RC décennale ; Action contre l’assureur ; Mise en œuvre d’une mesure d’instruction (expertise judiciaire) ; Champ d’application de la suspension ; Délai de forclusion de la garantie décennale (non)
1. L’arrêt rapporté n’est pas publié en raison, selon nous, de ce qu’il ne fait que réitérer/rappeler des règles déjà bien établies, notamment sur ce qui fera l’objet de notre commentaire, portant sur l’effet interruptif de la prescription et/ou de la forclusion de la demande de justice (C. civ., art. 2241 ; C. civ., art. 2244 ancien) d’une part, et du champ d’application de la suspension lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès (C. civ., art. 2239) d’autre part.
Faits et procédures
2. La réception de l’ouvrage affecté de désordres à l’occasion de la survenance desquels les tiers lésés, en la circonstance, un syndicat des copropriétaires et un certain nombre de copropriétaires, saisissent le juge des référés aux fins d’expertise, puis le juge du fond.
3. Les 5 et 6 août 2010, les tiers lésés précités assignent en référé expertise seulement le promoteur vendeur et l’assureur dommages ouvrage tandis que celui-ci, par acte extrajudiciaire des 21 et 30 septembre 2010, appelle alors en la cause un certain nombre de constructeurs et leurs assureurs dont notamment l’entrepreneur de gros œuvre et son assureur AXA FRANCE IARD, ci-après dénommé AXA.
Le juge des référés, après jonction des actions/demandes des tiers lésés précités et des actions/demandes de l’assureur dommages ouvrage, rend le 21 octobre 2010 une unique ordonnance désignant un expert qui dépose son rapport le 9 juin 2014.
4. Par assignation du 11 septembre 2014, les tiers lésés saisissent le juge du fond d’une demande à l’encontre du promoteur/vendeur, de l’assureur dommages ouvrage et des constructeurs et assureurs concernés, sur des fondements juridiques différents, requérant notamment la mise en œuvre de la garantie décennale à l’encontre de l’entrepreneur de gros œuvre et la mobilisation de la couverture d’assurance de ladite garantie décennale par son assureur AXA.
5. Par jugement rendu le 1er avril 2016, le tribunal de grande instance de Bonneville met hors de cause notamment l’entrepreneur de gros œuvre et son assureur de responsabilité décennale pour un certain nombre de motifs qu’il n’est pas ici opportun de rappeler dans le détail, sauf à dire que le tribunal a jugé que :
6. Par arrêt du 16 janvier 2018, la cour de Chambéry, réformant partiellement le jugement précité, déclare l’action des tiers lésés recevables, aux motifs notamment que :
l’action du syndicat des copropriétaires était recevable dès lors que la délivrance de l’assignation au fond le 11 septembre 2014 a été effectuée avant l’expiration du délai de 10 ans computé à compter du 7 juillet 2001 (date de la réception), soit avant le 17 juillet 2011, délai augmenté d’un délai de 2 ans en vertu de la règle selon laquelle le tiers lésé peut exercer une action directe à l’encontre de l’assureur du responsable tant que celui-ci reste exposé aux recours de son assuré (en vertu de l’article L. 114-1 du Code des assurances), soit le 17 juillet 2013,
le délai d’action à l’encontre de l’assureur a en outre été suspendu en application de l’article 2239 du Code civil, entre la date de l’ordonnance de référé du 21 octobre 2010 et six mois après la date du dépôt du rapport d’expertise du 7 janvier 2014, soit le 7 décembre 2014, date antérieure à la saisine du juge du fond par exploit extra-judiciaire du 11 septembre 2014.
7. L’appréciation de l’étendue de l’effet interruptif de la citation en justice est radicalement différente selon la 2e chambre civile pour laquelle l’effet est « erga omnes » ou la 3e chambre civile pour laquelle l’effet interruptif – sauf exception dont il sera parlé ci-après − ne bénéficie qu’à l’auteur de la demande en justice et n’a d’effet qu’à l’égard des seules personnes citées en justice ; l’arrêt rapporté du 19 septembre 2019 s’inscrit dans la lignée de la solution adoptée par la 3e chambre civile quant à l’effet nécessairement relatif de l’interruption.
A. Les positions controversées de la 2e et de la 3e chambres civiles
8. On citera seulement quelques arrêts topiques de la 2e chambre civile d’une part, et de la 3e chambre civile, d’autre part.
1. Position de la 3e chambre civile : effet relatif de l’interruption
9. Pour la 3e chambre civile, l’effet interruptif de la citation en justice ne peut concerner et bénéficier qu’à l’auteur de l’acte extra-judiciaire d’une part, et seulement à l’encontre de celui ou de celle que ledit auteur de l’acte extra-judiciaire a voulu empêcher de prescrire pour l’avenir, qui ne bénéficie pas en outre du temps déjà écoulé d’autre part.
Il est de droit constant pour la 3e chambre civile que l’effet interruptif ne profite qu’à l’auteur de la citation en justice qui entend empêcher celui ou celle qu’il a cité en justice de prescrire (Cass. 3e civ., 4 juin 1998, n° 96-17283 − Cass. 3e civ., 23 févr. 2000, n° 98-18340 : Bull. civ. III, n° 39 ; RGDA 2000, p. 545, note Karila J.-P. − Cass. 3e civ., 16 oct. 2002, n° 01-10330 : Bull. civ. III, n° 205).
De sorte que l’ordonnance de référé rendant commune une précédente ordonnance de référé ayant ordonné une mesure d’expertise, n’a pas pour effet d’interrompre la prescription à l’égard de la ou des partie(s) à la procédure initiale (Cass. 3e civ., 21 mai 2008, n° 07-13561 : Bull. civ. III, n° 91 ; RGDA 2008, p. 639, note Karila J.-P. − Cass. 3e civ., 18 nov. 2009, n° 08-13642 et n° 08-13673 : Bull. civ. III, n° 250 ; RGDA 2010, p. 76, note Karila J.-P. − Cass. 3e civ., 21 sept. 2011, n° 10-20543 : Bull. civ. III, n° 154 ; RGDA 2012, p. 73, note Karila J.-P. et Karila L. ; RDI 2012, p. 109, obs. Karila L. − Cass. 3e civ., 7 nov. 2012, n° 11-23292 et n° 11-24110 : Bull. civ. III, n° 161 − Cass. 3e civ., 29 oct. 2015, n° 14-24771 − Cass. 3e civ., 7 juill. 2016, n° 15-18648 − Cass. 3e civ., 21 mars 2019, n° 17-28021 : obs. Noguerro, RDI 2019, p. 288 ; obs. Dreveau C., Dalloz Actualités, 29 avr. 2019 ; Pélissier A., RGDA juin 2019, n° 116q6, p. 27, publié au bulletin et dont sont reproduits ci-après certains extraits : « Vu les articles 2244 et 2270 du Code civil, dans leur rédaction applicable en la cause ; Attendu que, pour déclarer recevable l’action du syndicat des copropriétaires au titre du désordre affectant les seuils des portes-fenêtres contre le Gan et la société Allianz et les condamner à lui payer diverses sommes, l’arrêt retient que l’effet interruptif de l’assignation en référé délivrée par le syndicat des copropriétaires aux assureurs dommages-ouvrage et de l’assignation en extension des mesures d’instruction délivrée par ceux-ci aux intervenants à la construction et à leurs assureurs, lesquelles tendent aux mêmes fins et au même but, doit s’étendre à toutes les parties assignées en extension des opérations d’expertise ; Qu’en statuant ainsi, alors que, pour être interruptive de prescription, l’assignation doit être adressée à celui que l’on veut empêcher de prescrire et que celle délivrée par l’assureur dommages-ouvrage aux intervenants à la construction et à leurs assureurs n’est pas interruptive de prescription au profit du maître de l’ouvrage qui n’a assigné en référé expertise que l’assureur dommages-ouvrage, la cour d’appel a violé les textes susvisés » (Mis en gras par le rédacteur de la présente note)).
L’arrêt précité du 21 mars 2019 est parfaitement et très exactement transposable à l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt rapporté du 19 septembre 2019.
2. Position de la 2e chambre civile : effet erga omnes de l’interruption
10. Pour la 2e chambre civile, l’effet est « erga omnes » (Cass. 2e civ., 3 sept. 2009, n° 08-18068 − Cass. 2e civ., 22 oct. 2009, n° 08-19840 : Bull. civ. II, n° 252).
Pour la 2e chambre civile, les ordonnances de référé rendant communes à d’autres parties les opérations d’expertise judiciaire ordonnées en référé, sont des décisions judiciaires apportant une modification de la mission de l’expert et ont dès lors un effet interruptif tant à l’égard de toutes les parties, y-compris à l’égard de celles appelées uniquement à la procédure initiale, et ce pour tous les chefs de préjudices (Cass. 2e civ., 19 juin 2008, n° 05-15343 : Bull. civ. II, n° 143 ; RDI 2008, p. 450, note Legay G. ; RGDA 2008, p. 450, Note Bruschi M. − Cass. 2e civ., 10 nov. 2009, n° 08-19731 − Cass. 2e civ., 12 mai 2011, n° 10-11832 : Bull. civ. II, n° 107, décidant, au visa de l’article L. 114-2 du Code des assurances, que la prescription biennale visée à l’article L. 114-1 du même Code, étant interrompue par la désignation de l’expert à la suite d’un sinistre, il en résulte que l’ordonnance de changement d’expert a un effet interruptif du délai biennal.
3. Adoption par la 3e chambre civile de l’effet erga omnes de l’interruption dans les rapports de l’assuré avec son assureur
11. Un arrêt annonciateur du 28 mars 2012 (Cass. 3e civ., 28 mars 2012, n° 10-28093 : RGDA 2012, p. 659, note Karila J.-P. ; RDI 2012, p. 538, obs. Karila L.) casse pour violation des articles L. 114-1 et L. 114-2 du Code des assurances un arrêt d’une cour d’appel qui, pour déclarer l’action d’un syndicat des copropriétaires à l’encontre de l’assureur dommages ouvrage prescrite, retient « qu’il ne peut se prévaloir des assignations en référé délivrées par l’assureur aux différents intervenants à la construction et que l’assignation au fond [celle délivrée par le syndicat audit assureur] a été délivrée plus de deux ans après l’assignation initiale [en référé expertise] sans qu’aucun événement n’ait interrompu la prescription », la cassation ayant été prononcée au motif ci-après reproduit : « qu’en statuant ainsi alors que la prescription de l’action engagée entre un assuré et un assureur est interrompue à l’égard des parties à une mesure d’expertise, même celles n’ayant été parties qu’à l’instance initiale ayant abouti à la désignation de l’expert, par toute décision judiciaire apportant une modification quelconque à cette expertise et que le syndicat soutenait que la modification de l’expertise initialement ordonnée en 2002 avait été demandée en 2003 par la société Axa et définitivement acceptée par un arrêt du 2 juin 2004 rendu moins de deux ans avant l’assignation au fond délivrée à cette société, la cour d’appel a violé les textes susvisés. » (mis en gras par le rédacteur de la présente note).
Deux arrêts ultérieurs du 12 février 2013 (Cass. 3e civ., 12 févr. 2013, n° 11-21630 et 12-10119) et du 10 mars 2016 (Cass. 3e civ., 10 mars 2016, n° 14-29397) adoptent la même formule pour casser des arrêts de cours d’appel en énonçant que « dans les rapports entre l’assureur et son assuré, toute décision judiciaire apportant une modification quelconque à une mission d’expertise ordonnée par une précédente décision a un effet interruptif de prescription à l’égard de toutes les parties, y compris à l’égard de celles appelées uniquement à la procédure initiale et pour tous les chefs de préjudice procédant du sinistre en litige. » (mis en gras par le rédacteur de la présente note).
B. Les règles concernant l’action directe du tiers lésé à l’égard de l’assureur de responsable (renvoi)
12. Au regard de la question posée, un certain nombre de règles peuvent être énoncées, le lecteur de la présente note étant prié de se reporter sur ce point à notre commentaire dans cette même Revue d’un arrêt du 21 novembre 2019 (Cass. 3e civ., 21 nov. 2019, n° 18-21931 : cette Revue, n° 117b0).
II. Domaine d’application de l’article 2239 du Code civil
13. Aux termes de l’article 2239 du Code civil créé par la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, inclus dans le chapitre III « DU COURS DE LA PRESCRIPTION EXTINCTIVE » Section Première « Dispositions Générales » du titre vingtième « De la Prescription Extinctive », il est énoncé que : « la prescription est également suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès. Le délai de prescription recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée. »
Tandis qu’aux termes de l’article 2220 créé par la loi précitée du 17 juin 2008, inclus dans le titre vingtième précité au Chapitre Premier « Dispositions Générales », il est énoncé que : « les délais de forclusion ne sont pas, sauf dispositions contraires prévues par la loi, régis par le présent titre. »
La confrontation de ces deux textes met en évidence que la suspension édictée par l’article 2239 du Code civil ne peut concerner que les délais de prescription et en aucun cas les délais de forclusion.
A. La suspension de la prescription édictée par l’article 2239 du Code civil est insusceptible d’application aux délais d’action des garanties légales qui sont des délais de forclusion
14. L’article 2270 ancien du Code civil, dont le texte n’a pas été modifié par la loi précitée du 17 juin 2008 qui n’en a affecté que la numérotation, en ce sens qu’il est désormais l’article 1792-4-1 du Code précité, met en évidence par l’utilisation du verbe « décharger » que les délais d’action qui y sont énoncés relativement à la responsabilité décennale d’une part et à la garantie biennale de bon fonctionnement d’autre part, sont des délais de forclusion, et non des délais de prescription, ce que d’ailleurs la jurisprudence a admis depuis plusieurs décennies avant même l’intervention de la loi du 4 janvier 1978 en se référant à la notion de délai préfix, ou encore de délai d’épreuve, peu important que la doctrine, mais surtout les praticiens du droit que sont les avocats et magistrats dans leurs écrits, aient employé plus souvent le terme de prescription plutôt que celui de forclusion.
Aussi, dans le cadre de notre commentaire de l’arrêt rapporté du 19 septembre 2019, nous citerons ci-après essentiellement les arrêts qui ont exclu toute possibilité d’application de l’article 2239 du Code civil, à raison justement de la qualification de délais de forclusion des garanties légales, mais également un arrêt du 2 juin 2016 qui ne concerne pas les garanties légales.
On citera donc :
un arrêt du 3 juin 2015 (Cass. 3e civ., 3 juin 2015, n° 14-15796 : Bull. civ. III, n° 55 ; RDI 2015, p. 400, étude Becqué-Ickowicz S. ; Ibid. p. 414, obs. Tournafond O. et Tricoire J.P. ; Ibid. p. 422, obs. Malinvaud Ph ; Defrénois 2015, p. 863, note Becqué-Ickowicz S.), qui valideun arrêt de la cour de Montpellier qui avait jugé que la suspension de la prescription prévue par l’article 2239 du Code civil n’est pas applicable au délai de forclusion prévu par l’alinéa 2 de l’article 1648 du Code civil au titre de l’action des vices de construction et des défauts de conformité apparents à l’encontre du vendeur à construire ; l’apport dudit arrêt étant intéressant en ce qu’il ajoute à cette occasion que la cour de Montpellier avait « exactement retenu que l’acquéreur ne pouvait pas invoquer la responsabilité contractuelle de droit commun du vendeur d’immeuble à construire qui ne peut être tenu à garantie des vices apparents au-delà des limites résultant des dispositions d’ordre public des articles 1642 et 1648 du Code civil. »
Étant souligné que par arrêt du 11 juillet 2019 publié au Bulletin (Cass. 3e civ., 11 juill. 2019, n° 18-17856 : Constr. Urb. 2019, comm. 112 par Sizaire Ch., RDI 2019, p. 575, obs. Faure-Abbad M.), la Cour de cassation a cassé, pour violation de l’article 1648 du Code civil, un arrêt de la cour d’Aix-en-Provence qui avait attribué à l’ordonnance de référé condamnant le vendeur à lever sous astreinte les réserves figurant au procès-verbal de livraison, un effet interruptif de forclusion et interversif en raison de ce que les droits constatés par une décision de justice se prescrivent par 10 ans à compter de ladite décision.
un arrêt du 2 juin 2016 (Cass. 3e civ., 2 juin 2016, n° 15-16967 : D. 2016, p. 1254 ; AJDI 2016, p. 843, obs. Rouquet Y.) qui valide un arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait déclaré forclose l’action d’un acquéreur d’un appartement situé dans un immeuble soumis au régime de la copropriété, et tendant à la diminution du prix de vente à raison d’une différence de superficie de plus de 1/20e et énonce, pour ce faire, « qu’ayant exactement retenu que le délai d’un an prévu par le dernier alinéa de l’article 46 de la loi du 10 juillet 1965 est un délai de forclusion et que la suspension de la prescription prévue par l’article 2239 du Code civil n’est pas applicable au délai de forclusion, la cour d’appel en a déduit à bon droit que Mme Y. était forclose en son action en diminution du prix. »
un arrêt du 10 novembre 2016 (Cass. 3e civ., 10 nov. 2016, n° 15-24289), qui casse, pour violation de l’article 2244 du Code civil dans sa rédaction applicable à la cause, un arrêt de la cour d’appel d’Amiens qui avait déclaré prescrite l’action des maîtres d’ouvrages, tant au titre de la garantie décennale qu’au titre de celle des vices cachés de droit commun en faisant à cette occasion application de l’article 2239 du Code civil, alors que la suspension de la prescription n’est pas applicable au délai de forclusion de la garantie décennale d’une part, ni au délai de la garantie des vices cachés du droit commun, d’autre part.
un arrêt du 23 février 2017 (Cass. 3e civ., 23 févr. 2017, n° 15-28065) qui valide un arrêt de la cour d’appel de Caen à-propos de la mise en œuvre de la garantie de parfait achèvement (C. civ., art. 1792-6) en déclarant par un motif de droit substitué à ceux critiqués par le pourvoi, que la suspension de la prescription prévue par l’article 2339 du Code civil « n’est pas applicable au délai de forclusion », jugeant ainsi que le délai annal de la garantie de parfait achèvement est bien un délai de forclusion.
15. L’effet suspensif de la prescription de l’article 2239 du Code civil peut être parfaitement combiné avec les dispositions des articles L. 114-1 et L. 114-2 du Code des assurances qui ne font pas obstacle à son application.
Par arrêt du 19 mai 2016 publié au Bulletin (Cass. 2e civ., 19 mai 2016, n° 15-19792), la Haute juridiction a validé un arrêt de la cour d’appel de Pau, en rappelant à cette occasion certaines règles de façon claire et didactique par les considérants ci-après rapportés :
« Mais attendu qu’aux termes de l’article 2239, alinéa 1, du Code civil, la prescription est suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès ; que, selon l’alinéa 2 de ce texte, le délai de prescription recommence à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée ; que les articles L. 114-1, L. 114-2 et L. 114-3 du Code des assurances ne font pas obstacle à l’application de l’article 2239 du Code civil ; qu’il s’ensuit que la suspension de la prescription prévue par l’article 2239 du Code civil est applicable aux actions dérivant d’un contrat d’assurance (Mis en gras par le rédacteur de la présente note) ; »
« Que la cour d’appel ayant constaté qu’une expertise judiciaire avait été ordonnée par une ordonnance du juge des référés du 4 novembre 2009 et que la mesure d’instruction était toujours en cours, en a déduit à bon droit que la mesure d’instruction ordonnée avait suspendu la prescription de l’action, de sorte que l’exception de prescription devait être rejetée ».
Ainsi, la suspension prévue de l’article 2239 du Code civil est applicable aux actions dérivant d’un contrat d’assurance, ce qui ne remet pas en cause ce qui a été dit ci-avant concernant l’effet erga omnes que la 3e chambre civile adopte par exception, lorsqu’il s’agit de l’action de l’assuré à l’encontre de l’assureur (voir supra n° 11).
C. Le ou les bénéficiaires de l’effet suspensif de la prescription prévue par l’article 2239 du Code civil
16. Par arrêt du 31 janvier 2019 publié au Bulletin (Cass. 2e civ., 31 janv. 2019, n° 18-10011), la Cour de cassation a énoncé que « la suspension de la prescription, en application de l’article 2239 du Code civil, lorsque le juge accueille une demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès, qui fait, le cas échéant, suite à l’interruption de cette prescription au profit de la partie ayant sollicité cette mesure en référé et tend à préserver les droits de la partie ayant sollicité celle-ci durant le délai de son exécution, ne joue qu’à son profit (Mis en gras par le rédacteur de la présente note) ».
Cet arrêt a fait l’effet d’un « coup de tonnerre » dans les milieux professionnels et chez les praticiens, voire même auprès de la doctrine la plus éclairée, qui a pensé peut-être un peu trop rapidement que la suspension profitait à toutes les parties à l’ordonnance de référé ou sur requête ayant ordonné une mesure d’instruction.
Si la solution de l’arrêt du 31 janvier 2019 ne peut être critiquée en droit, il reste qu’il faut se garder de l’appliquer de façon trop aveugle, en ce sens qu’une partie défenderesse à la mesure d’instruction sollicitée en référé, peut parfaitement devenir elle-même demanderesse à la mesure d’instruction sollicitée lorsqu’elle demande un aménagement de la mission de l’expert judiciaire qui serait désigné, ou encore un complément de mission portant sur certains chefs particuliers, de sorte qu’un défendeur à l’expertise peut aussi être demandeur à celle-ci par voie reconventionnelle et devrait bénéficier de l’effet suspensif prévu par l’article 2239 du Code civil.
D. Coexistence/cumul/droit d’option entre l’effet suspensif prévu par l’article 2239 du Code civil et l’effet interruptif de l’assignation en référé expertise
17. L’effet suspensif de prescription attaché à l’ordonnance de référé ordonnant une mesure d’instruction avant tout procès (C. civ., art. 2239) ne fait pas obstacle à l’interruption du délai d’action attaché à toute demande de justice, prévue par l’article 2241 du Code civil.
C’est ainsi que par arrêt du 4 octobre 2018, la troisième chambre civile (Cass. 3e civ., 4 oct. 2018, n° 17-23993) a censuré un arrêt de la cour d’Orléans qui, pour déclarer irrecevable, comme prescrite, l’action introduite par les maîtres d’ouvrage, avait retenu qu’en application de l’article 1792-4-3 du Code civil, l’action en responsabilité contractuelle doit, pour être recevable, avoir été engagée dans un délai de dix ans à compter de la réception des travaux, et qu’en application de l’article 2239 du Code civil, la prescription a été suspendue par l’ordonnance ayant fait droit à la demande de mesure d’instruction présentée avant tout procès par le maître d’ouvrage, que le délai de prescription a recommencé à courir pour une durée ne pouvant être inférieure à six mois à compter du jour où la mesure d’instruction a été exécutée, c’est-à-dire à la date du dépôt du rapport d’expertise, que la suspension de la prescription en a arrêté temporairement le cours sans effacer le délai déjà couru et qu’à la date à laquelle la cause de la suspension a pris fin, la fraction du délai de dix ans qui restait à courir au moment de la suspension était d’une durée inférieure au délai minimal de six mois et que l’assignation au fond n’ayant été délivrée qu’après l’expiration du délai de six mois au cours de laquelle la prescription avait été acquise, la cassation ayant été prononcée au considérant : « qu’en statuant ainsi, alors qu’il résultait de ses constatations que le délai décennal expirait le 6 septembre 2011 et qu’une ordonnance de référé du 19 juillet 2011 avait accueilli la demande d’instruction avant tout procès formée par M. et Mme X., la cour d’appel, qui n’a pas recherché si la demande d’expertise n’avait pas, en application de l’article 2241 du Code civil, interrompu ce délai, n’a pas donné de base légale à sa décision ».
18. Les développements ci-dessus mettent en relief le fait que les divergences d’opinion quant aux effets de l’interruption de la prescription ou de la forclusion d’une part, et l’effet suspensif de la prescription édictée par l’article 2239 du Code civil d’autre part, comme enfin les divergences des solutions ci-avant évoquées quant à l’effet interruptif, sont très souvent nourries par des intérêts divergents quant à la fonction de ces deux modalités d’allongement des délais d’action.